Le Prince
7.7
Le Prince

livre de Nicolas Machiavel (1532)

Auteur incontournable de la philosophie politique moderne, Machiavel suscite généralement une sorte d'admiration ou de révérence toute particulière chez ceux qui tiennent habituellement des chaires d'études politiques. On le considère comme un pionnier, un point de non retour (comme s'il y avait un « avant » et un « après » Machiavel), l'initiateur de « quelque chose » ; la bien-pensance sociale-démocrate lui reproche son cynisme et son absence de considérations humanistes, mais le fait presque avec tendresse, comme on ferait des reproches à un vieil ami un peu borné, trop réaliste pour pouvoir tolérer les rêveries et les légèretés, qui dit la vérité d'une manière trop abrupte – on est d'accord sur le fond mais on est gêné par la forme.


Si comme moi vous faites ou avez fait des études de science politique, voici ce qu'on a pu vous dire en cours magistral : en rupture avec une conception de la politique encadrée par la théologie catholique, par un « idéalisme augustinien », Machiavel veut concevoir la politique telle qu'elle est, sans aucune illusion, et non pas telle qu'elle devrait être, contrairement à ces pauvres bigots qui sont décidément à côté de la plaque avec leurs bons sentiments et leurs élans normatifs. Machiavel est le premier à penser le politique comme un domaine « autonome », dissocié de la morale et de la religion, qui obéit à ses lois propres. Le mot d'ordre de Machiavel serait le « réalisme ».


Ainsi donc, la conception de la politique chez les catholiques se résumerait à l'idéalisme abstrait, l'incapacité de considérer le politique comme un objet propre, le refus du réel, le refus de voir l'homme tel qu'il est ? Et plus encore, Machiavel serait le premier à initier une réflexion réaliste sur les méthodes de gouvernement ? Cette manière de présenter les choses, si courante de nos jours, est pourtant d'une fausseté infamante. Mais enfin il me semble commencer à comprendre que du moment que cela va contre le catholicisme, c'est que cela doit sembler bon à prendre dans la cervelle de ces « intellectuels », quitte à dire par là même des choses incomplètes, trompeuses ou tout simplement fausses.


Cet ouvrage n'est pas un traité théorique, et n'a jamais prétendu être une telle chose : c'est un petit traité pratique de gouvernement, rédigé dans un contexte bien précis (les troubles politiques florentins du début du XVIe siècle), à l'intention d'une personne bien précise (Laurent de Médicis) ; ce sont les générations suivantes qui vont se prendre de passion pour l’œuvre de ce personnage qu'on qualifie trop hâtivement de « philosophe », qui n'a été à dire vrai qu'un laquais des Médicis, un politicien affable, un homme obsédé par les honneurs mondains et par l'activité politique, fasciné par tout ce que l'antiquité gréco-latine comporte de violent et d'immoral ; rien de bien noble ni de bien génial.


S'il est vrai que ses écrits créent une rupture avec les conceptions habituelles de la politique qui prévalaient à l'époque, une rupture avec ce qui pouvait s'écrire habituellement concernant la bonne manière de gouverner, ce qu'il dit n'a rien de « révolutionnaire » ou de radicalement surprenant au regard de l’histoire de l'humanité, il serait lui même plus ou moins prêt à l'avouer ; en substance, voilà sa mentalité : revenons-en à la franchise païenne d'antan, laissons de côté ces pudeurs chrétiennes futiles, soyons de vrais hommes féroces et couillus, pas des efféminés qui veulent se soucier des pauvres et des faibles ou perdre leur temps à discuter sur ce Dieu qui ne se montre jamais. Voilà l'esprit qui anime, plus ou moins implicitement, beaucoup d'hommes de la Renaissance : lorsque que l'on parle d'une « revalorisation de l'antiquité », il ne s'agit non pas d'étudier les traités métaphysiques d'Aristote et de s'abreuver aux sources de la Sagesse des anciens Grecs (ça, ce sont les austères scolastiques qui s'en occupent), mais de se délecter de cette antiquité dans ce qu'elle a de proprement païen : la recherche de la Beauté et de la jouissance comme des fins en elles-mêmes, ainsi qu'un certain amour de la guerre et de la logique aristocratique, et la vision du christianisme comme un facteur d'affaiblissement, d’abâtardissement de la race humaine. Du moins, c'est cela qu'on trouve au bout de la logique de la Renaissance.


Au passage, c'est amusant qu'aujourd'hui le sens commun qualifie de « réactionnaires » ceux qui veulent défendre les acquis de la civilisation chrétienne, comme s'ils étaient nostalgiques d'un passé trop lointain et définitivement révolu, tandis que dans le même temps on souhaite se rapprocher toujours plus des mœurs et de la philosophie des anciens païens … quoiqu'en une variante plus stupide, plus retorse et moins virile, il est vrai… Tandis que l'homme antique est franc dans sa violence et dans son arrogance, l'homme moderne est toujours dans la dissimulation, le louvoiement, le politiquement correct, il brille mieux par les paroles oiseuses que par la solidité de l'esprit, préfère se soucier de son image publique ou de son confort individuel plutôt que de se soucier de dire la vérité. Si « progrès » il y a eu dans l'humanité au cours des derniers siècles, on puis dire qu'il est bien difficile de l’identifier quant à ce qui concerne les mœurs et l'intelligence générale.


Mais revenons-en au laquais des Médicis et à ses conseils de gouvernement. Il nous propose l'amoralisme le plus total, si ce n'est l'immoralisme. Le Bien et le mal ce sont des considérations dépassées, c'est une perte de temps que d'y réfléchir, le seul bien c'est ce qui va dans l'intérêt du prince et de la conservation de son pouvoir, et tant qu'à faire ce qui est habituellement considéré comme un vice moral peut s'avérer être porteur de grands fruits sur le plan politique.


Le mot d'ordre célèbre : « la Fin justifie les moyens », repris par l'immense majorité des politiciens et par certains philosophes influents. C'est, dit-on, l'« héritage » de Machiavel et sa contribution au « progrès » : la libération du politique des impératifs moraux ou religieux.


On nous impose presque de faire un choix entre, d'un côté, Machiavel et son amoralisme, de l'autre je ne sais quelle utopie chimérique, comme s'il n'y avait pas d'autre manière d'aborder le politique, et que pour envisager « sérieusement » la question il fallait d'abord commencer par Machiavel et concéder que l'action politique devait être totalement déconnectée de la sphère morale, qui elle devait être cantonnée aux individus et à leurs avis subjectifs.


Il conviendrait de disserter des heures durant sur l'aspect insoutenable de cette conception purement subjective de la morale … ce subjectivisme est un poison qui empêche précisément de penser sérieusement le politique. Dès lors que l'on considère que le Bien et le mal ne sont que des questions de point de vue, sont des notions arbitraires et contingentes, on tombe bien vite dans l'absurdisme, dans la contradiction insurmontable, ou dans le cynisme désabusé, on est très loin de la vérité quoi qu'il en soit. Beaucoup de chercheurs en sciences sociales considèrent aujourd'hui assez cyniquement que c'est le droit positif et contingent qui doit nous apprendre quel comportement et quelle vision du monde adopter, concédant qu'ils sont « sûrement influencés par leur milieu et par leur époque » (et comment ! Encore heureux qu'ils en soient conscients …) se résignant, de fait, à « suivre la masse » tout en prenant des poses d'intellectuel éclairé, considérant (sans être capable d'étayer leur raisonnement avec des arguments philosophiques dignes de ce nom) que la notion de droit naturel chère aux Anciens est une notion « dépassée », une « fiction réactionnaire »…


Ce qui a tant fasciné les lecteurs du Prince de Machiavel à travers les âges, est précisément ce qui le rends insoutenable au regard de la seule raison humaine : dans ce traité, la politique est considérée comme une fin en elle même. La question du « Pourquoi » est écartée au profit du seul « Comment », en prétextant que se poser la question du pourquoi serait une forme de naïveté ou d'ergotage … Donc il faudrait juste « faire », sans autre forme d'élaboration supplémentaire ? Et il y en a qui sont fascinés par cette perspective ? Il me semble pourtant que l'homme qui perds de vue la finalité de ses actions se résigne à vivre comme un vulgaire animal. Mais pourquoi pas après tout, puisque aujourd'hui on nous propose de prendre exemple sur les bonobos, le machiavélisme reste encore une option raisonnable et humaine en comparaison.


Sans doute Machiavel avait-il en son for intérieur quelques convictions sur ce que devait être un gouvernement « juste », sur quels devaient être les buts de la vie en cité (on lui connaît des opinions républicaines et panitaliennes), mais il ne nous en fait pas part ici, car ce traité n'a jamais voulu – comme nous l'avons dit – être autre chose qu'un simple exposé pratique sur la manière de se comporter en vue d'obtenir et de pérenniser un pouvoir. Nous pouvons dire tout de même que Machiavel nie ou néglige plusieurs choses  :


1- Le mal est intrinsèquement nocif. D'expérience, nous savons qu'un homme qui « oublie » son code moral habituel alors qu'il doit mener une action politique perds déjà ce qui constitue sa raison d'être (se battre au nom de telle valeur, et bafouer celle-ci lorsque l'on est en position de devoir la défendre … à moins d'être une sorte de clown hégélien je ne vois pas qui oserait nier que c'est une contradiction destructrice), n'est souvent plus digne de confiance, et s'éloigne facilement de ses convictions originelles. L'ambition, l'orgueil, le miroitement des richesses, des femmes et des honneurs auront eu raison de beaucoup d'esprits un peu trop lâches, peu solides dans leurs convictions et peu fermes dans leur moralité, prêts à s’amollir au fur et à mesure qu'ils transgressent leurs limites habituelles. A plus forte raison, le pourrissement moral des élites politiques ne saurait nullement être une garantie d'efficacité gouvernementale.


2- Le réalisme politique n'implique pas l'absence de morale. Nul besoin d'être amoral pour concéder que la politique est un « art » à part entière, qui nécessite une ingénierie, des talents et des techniques toutes particulières, qui sont en dehors du domaine de compétence des moralistes ou des théologiens. Ceci, les catholiques l'ont compris depuis bien longtemps, peut-être depuis saint Paul (qui reconnaît l'autorité et l'administration impériale comme légitime, utile à tous, et dissuade ses frères chrétiens d'entrer en sédition au risque de causer de plus grands maux). Seulement la politique doit être le plus possible SOUMISE aux exigences de la morale, sinon elle perds toute direction, toute raison d'être. Une analogie simple peut être faite avec la médecine : c'est une discipline qui, en soi, n'est pas une branche de la morale et dispose de méthodes qui lui sont propres, mais qui existe car elle contribue au bien de tous et qui doit être soumise à des règles de déontologie, un certain code éthique, auquel cas elle pourrait servir à commettre toutes sortes d'horreurs. Ainsi en est-il de la politique qui doit être laissée à des spécialistes, tout en devant suivre un code éthique dans sa pratique et devant servir un certain but moral : le « bien commun », l'ordre, la justice, le soin des indigents, le salut des âmes, etc..


3- On ne peut pas sciemment considérer la politique comme une fin en soi, à moins de se résigner à vivre comme une bête sauvage sur le plan spirituel.


4- Le relativisme moral, dans son sens le plus radical (toutes les opinions morales se valent, il n'y a pas de choses « bonnes » ou « mauvaises » en elles-mêmes, cela dépends des époques et des mentalités, ce sont des choses qui changent sans cesse, nous devons laisser chacun se faire son avis sur la question car aucune vérité n'existe en la matière, etc) est une position clairement insoutenable sur le plan philosophique. C'est une posture qui prouve, au mieux, une certaine ignorance ou une certaine paresse intellectuelle (pas toujours coupable, je l'entend), au pire, une volonté de soulager sa conscience en refusant l'idée d'une moralité objective qui puisse s'appliquer à tous (et ainsi continuer à se complaire dans ses vices). Voir à propos de cela la pensée d'Aristote et surtout de saint Thomas d'Aquin concernant l'idée de vérité, et l'idée de loi naturelle (il serait trop long de développer dans le cadre de cette critique).


Voilà donc pour cette critique. Je ne comprends toujours pas pourquoi je devrais être tenu de considérer Machiavel comme quelqu'un de « génial » ou d'« essentiel » concernant les idées politiques. Essentiel peut-être dans la mesure ou il est l'un des premiers à cracher ouvertement sur la philosophie politique catholique, qui a grand souci des vertus morales des souverains ou des administrateurs, ainsi que de la finalité salutaire de l'organisation de la cité, qui doit pousser cet Homme déchu et facilement porté à faire le mal à s'améliorer dans l'exercice de la vie publique. Machiavel, un brave héros pourfendeur de la superstition et défenseur de la raison et du réalisme ? … ou simplement un petit politicien immoral, obsédé par l'intérêt temporel et par l'exaltation de la puissance, d'une obsession qui rends ses vues passablement étroites ? A vous d'en juger, mon avis sur la question est déjà fait.

Titiwilly
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le 30 janv. 2016

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