Le Paysan parvenu
6.5
Le Paysan parvenu

livre de Marivaux (1734)

Lecture concours, première version avant étude.

Première interrogation : si Le Paysan parvenu n'était pas un roman inachevé, en combien de milliers de pages tiendrait-il ?
Parce qu'en un sens, ouf, si en plus de 300 pages on n'assiste qu'aux prémices de l'ascension sociale de notre petit héros, qui se prénomme (ou du moins nous le fait croire) Jacob/M. de la Vallée, combien de pages aurait-il fallu pour parvenir à la fortune de Jacob et à tous les événements que les prolepses laissent présager ?

Car en effet, Le Paysan parvenu est une histoire d'ascension sociale. Bien banale, me direz-vous ? C'est vrai que le sujet est très en vogue et qu'on le retrouve chez les plus grands - Balzac, Maupassant... Et j'en passe. Mais outre le siècle qui est différent (donc le reproche ne peut pas tellement tenir puisque Marivaux est un ancêtre), Marivaux nous emporte dans un tourbillon de péripéties qui est terriblement représentatif de son style et de ses ambitions.
On connaît Marivaux pour le théâtre - si vous savez, ces lectures de lycée que vous détestiez voire tolériez parfois, comme Le Jeu de l'Amour et du Hasard ou L'Ile des esclaves -, mais très peu pour ses romans, à savoir LPP et La Vie de Marianne (inachevé lui aussi et immensément long). Pourtant, ils témoignent, à mon sens, d'une joie de vivre, d'un goût pour la moquerie, l'esprit, la remarque piquante - sans tomber dans la satire, puisque Marivaux est en somme un faux rebelle - assez délectables. On retrouve en outre des thèmes récurrents dans le théâtre de l'écrivain : le travestissement, le rôle des apparences, la représentativité ou non des conditions sociales... Et n'oublions pas le style, qui virevolte.

Comme je l'ai laissé sous-entendre, le rythme est enlevé : les aventures de notre intrépide, naïf, amoureux et volage héros se succèdent parfois sans queue ni tête, avec un cumul de coïncidences plus ou moins vraisemblables dont ne se soucie guère Marivaux, et c'est ce qui fait le plaisir de la lecture de l'oeuvre, ainsi qu'un autre intérêt : en interrompant le récit, en le faisant rebondir constamment, il en devient plus vivant (bonjour la syntaxe trop pourrie de mes phrases) et également plus réel. Car n'oublions pas que Marivaux fait passer son roman pour les mémoires du Paysan parvenu qu'est Jacob, et dans un souci de crédibilité, il ne relate pas seulement les événements utiles à la compréhension de l'ascension sociale du héros, mais aussi des incidents annexes, amusants ou plus sérieux.
Et l'oeuvre est donc, finalement, drôle : des piques concernant la bigoterie, l'hypocrisie, aux aventures de Jacob, on s'amuse plutôt bien.

Mais il y a, en plus de cette multiplicité d'actions - assez organisée cependant, car dans chaque chapitre, deux ou trois lieux/thèmes/événements majeurs peuvent être retranchés -, une richesse psychologique impressionnante : dans les personnages divers, et surtout les personnages féminins, mais surtout chez Jacob, jeune homme plein de sentiments, honnête, courageux mais à la fois dupe de lui-même, infidèle, cupide... Difficile de faire un portrait de Jacob sans contrastes ni paradoxes. Il faut qui plus est différencier le personnage de Jacob du narrateur, le "Jacob après la jeunesse", ce qui introduit une nouvelle complexité dans son portrait... Et permet également du recul, des remarques, et des commentaires ironiques à foison, considérations sur les moeurs etc. De jolies démonstrations du jeu de séduction de l'époque par exemple, de cette galanterie presque conventionnelle et répétitive.

Terminons peut-être par le style : des phrases souvent longues mais pleines de ponctuation, donc beaucoup de rythme, de rebonds - en accord avec l'histoire et le héros. On trouve aussi, de manière amusante, des réflexions sur ce que doit faire l'écrivain, en réponse à des critiques de Crébillon notamment, ce qui est assez amusant et très bien intégré dans le récit. D'ailleurs, on peut remarquer la récurrence de récits enchâssés dans l'oeuvre, ou le recours novateur pour l'époque (oui je l'ai lu dans la petite note de bas de page, oui oui oui) au style indirect libre.

Tout ça pour dire que Marivaux nous emmène dans un voyage trépidant, rocambolesque, long mais jamais ennuyeux... inachevé. Et même si on connaît les grandes lignes de l'histoire, la "fin" est brutale, et on n'en saura jamais plus. Car les fins apocryphes ne sont pas du tout satisfaisantes, je crois, au vu du talent de ce grand écrivain qui vogue entre sérieux et plaisanterie sans jamais être réductible à un petit écrivaillon de pacotille. Je suis soulagée de ne pas avoir eu à lire une oeuvre qui, achevée, aurait peut-être compté 1000 pages, mais un peu déçue si je ne songe pas au côté pratique du fichage interminable de bouquins - quelle oeuvre aurait-ce été alors !
Pour conclure : action + psychologie + considérations truculentes + style envolé = good combo. A lire pourquoi ? Pour savoir que Marivaux n'est pas seulement ce dramaturge (génial) que vous étudiez en première en bougonnant parce que quand même "lir cé chian lol".
Eggdoll

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