Je ne suis pas un spécialiste de la philosophie. Je ne vais donc pas tenter de situer Schopenhauer dans un courant de pensée, je ne vais pas relever telle ou telle influence dans son œuvre, ni même tenter de résumer la pensée du bonhomme.
La première chose qui frappe à la lecture de cette œuvre, c'est la franchise percutante de Schopenhauer. Prenons par exemple la préface. Mettez-vous à ma place (juste pour quelques secondes, ne vous inquiétez pas). Vous n'êtes pas un spécialiste de philo, donc, mais vous vous apprêtez quand même à lire un livre de plus de deux mille pages. Et là, que vous dit l'auteur ? Premièrement, que ça ne sert à rien de lire ce livre si vous ne connaissez pas auparavant toute l'oeuvre de Kant. Ensuite, que ça ne sert à rien d'aller plus loin si vous n'avez pas lu les autres livres de Schpoenhauer (c'était la séquence auto-promo). Et troisièmement (celui qui a failli m'achever), que pour être compris, ce livre doit être lu deux fois de suite, au moins.
Voilà comment, en trois pages, un auteur peut vous dissuader de lire son livre.
Et il y a, comme cela, dans tout ce livre, cette sorte de franchise désarmante qui fait que, lorsque Schopenhauer veut vous dire quelque chose, il vous le balance directement. On a l'impression que Schopenhauer nous parle directement. Comme une conversation. Il faut le lire attaquer les professeurs de philosophie, ou les mauvais artistes.



« Il faudrait même sérieusement considérer combien cet essaim de
poètes subalternes gâche son temps et son papier, mais aussi le temps
et le papier des autres, et combien leur influence est délétère, car
le public se précipite toujours soit sur ce qui est nouveau, soit sur
ce qui est faux et plat, et qui est bien plus homogène et, par nature,
l'attire. »



Allez, avouez qu'en lisant ces quelques mots, vous avez, comme moi, pensé à certains écrivaillons qui envahissent les rayons des libraires de nos jours...
Rien que pour ces grands moments d'attaques frontales, le livre vaut d'être lu.


Mais, bien entendu, on ne peut pas le résumer à cela.
Le Monde comme Volonté et Représentation propose une thèse claire, parfaitement argumentée, cohérente. Une vision totale, qui englobe aussi bien la morale humaine que la vie des plantes, le génie artistique ou les cailloux.
Une vision qui présente un certain pessimisme (clairvoyance diront certains, et j'en fais partie) au sujet de l'être humain. En plein XIXème siècle, ce siècle qui accordait une telle confiance dans les sciences, après des Lumières qui revendiquaient la gloire de la raison humaine, voici notre Schopenhauer qui propose une vision sombre d'un intellect humain incapable de comprendre la finalité de l'univers.



« Aucune science au sens strict du terme, ce par quoi j'entends une
connaissance systématique développée selon le fil conducteur du
principe de raison, ne peut jamais atteindre un but ultime, ni fournir
une explication parfaitement satisfaisante. »



Voilà. Ça, c'est dit. Mais il va encore plus loin : il réhabilité la connaissance intuitive contre la raison. Certes, l'intuition peut se tromper, mais les fautes dues à la raison sont plus destructrices :



« Dans la représentation abstraite l'erreur peut régner des siècles
durant, exercer son joug d'acier sur des peuples entiers, étouffer les
plus nobles mouvements de l'humain et, ceux qu'elle n'a pas réussi à
tromper, elle arrive même à les enchaîner par ses esclaves et ses
dupes. »



Bien entendu, il est toujours faux de prêter à tel ou tel penseur des idées prophétiques, mais de nos jours, comment ne pas voir l'extraordinaire justesse de ces propos, à la lumière des massacres commis tout au long du XXème siècle au nom d'idéologies qui prétendaient s'appuyer sur des vérités scientifiquement prouvées !


L'univers décrit par Schopenhauer n'est pas drôle, loin de là. C'est un univers de souffrance, où la douleur des désirs inachevés ne cède la place qu'à l'horreur de l'Ennui (ce qui m'a fait fortement penser au Spleen baudelairien), et où l'on est bien en peine de dire laquelle est la plus forte.
Mais alors, est-il possible de sortir de ce cercle infernal de souffrance ?
Oui, par la contemplation, et par l'Art.
Et c'est là un autre aspect que j'ai trouvé absolument magnifique chez Schopenhauer. Le génie artistique est le seul qui puisse propose une vision sublimée du monde, qui puisse donc nous élever, même momentanément, au-dessus du cercle infernal des douleurs.
Et Schopenhauer de célébrer tout particulièrement la musique, en des mots que je vous laisserai découvrir.
Une philosophie qui, entre autre, pose l'artiste comme sauveur du monde, même si c'est malgré lui, même si c'est temporairement, c'est déjà une philosophie qui mérite d'être lue. Comme le disait Cioran :



« Seul Bach rendrait supportable la vie dans un égout. »



Et finalement, ce livre qui me paraissait énorme s'est écoulé tout seul, comme une promenade avec une des personnes les plus passionnantes qui existent.

SanFelice
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le 17 avr. 2017

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