Le Moine, pour moi, s'annonçait (d'après ce qu'on m'en avait dit) comme une longue et subversive critique de la vie monastique, et plus généralement de l'hypocrisie dévote, un peu à la manière de la fameuse Religieuse de Diderot (qui, soulignons-le, est parue la même année que Le Moine, en 1796). Cependant, je crois que cette interprétation, si elle est vraie, nie complètement d'autres aspects majeurs de l'oeuvre.

Première réaction en ouvrant le livre : une multiplication de récits, un enchâssement d'histoires extrêmement déboussolant au début, puisqu'on ne voit guère le lien entre lesdites histoires. Ces coupures dans la narration principale (tout au long de l'oeuvre) sont également assez frustrantes. Cependant, le récit s'édifie au fur et à mesure, en prenant (largement) son temps, et la cathédrale finit par se bâtir et par emporter l'adhésion du lecteur : les événements et les péripéties s'enchaînent (à grand renfort d'heureuses ou malheureuses coïncidences) sans que le lecteur puisse lever le nez de sa lecture sans une frustration d'une nouvelle nature. Ajoutons aussi que, bien que les récits enchâssés fatiguent à la longue, ils proposent souvent une admirable mise en abyme du récit (parfois triple !), et parfois culturellement riche, quand sont par exemple insérés des poèmes, des contes... L'oeuvre prend de l'épaisseur, avec des doubles-sens, etc.

Venons-en à ce qui me semble faire la complexité du roman : il y a tout d'abord dénonciation de la bigoterie, de la superstition, de l'hypocrisie religieuse, des vices cachés des religieux, et ce de manière très réussie et délectable. On peut dire que Lewis évite l'écueil d'un manichéisme vraiment simpliste, de manière générale, car l'oeuvre vérifie les vieux dictons "l'habit ne fait pas le moine" (attesté depuis le XIIIe siècle, si si) ou encore plus simplement "les apparences sont parfois trompeuses" : sous la surface se cachent bien souvent les pires noirceurs... mais pas toujours, et il y a quelques âmes vraiment pures. Le moine Ambrosio, qui donne son nom au titre, en opposition à la belle Antonia qu'il convoite, sont les deux meilleurs exemples de ces deux possibilités majeures présentées par le livre. La lucidité même d'Ambrosio est admirable, et l'on voit le lent cheminement de la perversion qui se produit en lui, avec ses résistances, jusqu'à la chute finale (mais chut, je ne spoilerai pas davantage). Pourtant, on peut le voir, il y a tout de même pas mal de manichéisme là-dedans : pas dans l'absolu, mais dans chaque personnage en tant que tel - il y a les bons (Antonia, Lorenzo, Agnès...), et il y a les méchants, même si ces derniers se dissimulent (Ambrosio, la mère supérieure, Rosario...). Ce dualisme dans les personnages est tel qu'il en est souvent irritant : on a envie de secouer Antonia qui est définitivement un peu bête, on sait qu'Ambrosio va céder à la tentation, le suspense est présent mais il n'y a pas de véritable surprise dans le comportement des personnages. On retrouve, outre ces idées de pureté et de corruption qui s'opposent, celle du destin : chacun est "destiné à", que ce soit Antonia qui reçoit l'oracle d'une bohémienne et du spectre de sa mère, ou Ambrosio qui était condamné à chuter, comme on l'apprend à la toute fin de l'oeuvre (dans un twist qui est plutôt rigolo). Et ces lignes directrices dans les comportements des personnages sont très, voire trop prégnantes... mais bizarrement les personnages les plus subtils sont finalement ceux que l'on voit le moins ! Théodore, Flora, Elvire... Ceux qui évoluent sur la scène principale sont vraiment divisés entre bien et mal, de façon dommageable. On peut noter par ailleurs ceci : il n'y a pas, dans Le Moine, de personnage principal. Je suppose que le titre choisi par Lewis s'explique par la volonté de dénonciation, de satire (tragique) qu'il y a derrière le personnage d'Ambrosio - mais finalement ce n'est pas lui qui est le plus présent - qui est à privilégier, entre lui, Antonia, Agnès, Lorenzo, don Raymond... ? Finalement, Ambrosio est le noeud d'une des intrigues principales, mais pas de toutes.
J'en viens (enfin, ouf) à mon deuxième point : la dimension gothique du roman. Ce côté dramatique, théâtral, mêlé de bon gros fantastique et placé à côté de la critique de la superstition est d'un côté bien mené : mener de front cette critique avec la présence avérée de spectres, de Lucifer, d'esprits démoniaques... est une tâche difficile et louable. Cependant elle en devient par là même un peu incohérente : il y a du lourd, du bon gros cliché (certes fondateur, mais terriblement désuet au XXIe siècle) avec des nonnes sanglantes qui apparaissent au plus profond de la nuit, des contrats de vente d'âme au diable... avec à côté la volonté de tourner en ridicule les craintes pathétiques et stupides des religieuses, la dramatisation bêbête que fait dame Jacinthe, etc : où s'arrête la légitimité du merveilleux ? Grande question, à laquelle je n'ai pas trouvé de réponse. Dès lors, on assiste à une bizarrerie hybride, une sorte de gothique satirique, mais pas tout le temps non plus, puisque le récit adhère à ses propres visions la plupart du temps. Et outre ce merveilleux exagéré, adopté, et en même temps critiqué par touches, qu'en est-il de Dieu ? Fait-on, dans ce roman, profession d'athéisme, ou non ? La dénonciation de l'hypocrisie est brillante, on se croirait souvent chez Sade, mais teintée de moralisme, ou alors d'une ironie extrêmement discrète... Pour un peu, j'ai envie de dire que Lewis est sataniste (en ce qu'il croit au diable, sans croire en Dieu...) ! Aberration ? Bref, tout cela est bizarre, très bizarre, et même assez incohérent... Ce qui m'empêche de mettre plus de 6 à l'oeuvre, aussi marquante, prenante qu'elle soit. Je n'ai pas bien compris le mélange de premier degré brut indéniable avec les touches marquées et orientées de second degré.

Pour finir mon pavé indigeste, mention spéciale à la conclusion de l'oeuvre : quand Lewis en a fini avec Ambrosio et le diable (fin plutôt habilement menée même si très kitsch), il fait une apostrophe à une dame sur quelques lignes, se terminant par ces mots :
"Madame, être indulgente pour la conduite d'autrui n'est pas une vertu moindre que d'être sévère pour la vôtre."
Apostrophe mystérieuse qui se pourrait adresser à différentes personnes - la mère supérieure, une connaissance réelle de Lewis, une anonyme universelle... Mais qui est touchante, originale, et rend bien ce qui pourrait être une des morales du Moine.

Créée

le 5 mars 2013

Modifiée

le 6 mars 2013

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Eggdoll

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