Ladivine
6.6
Ladivine

livre de Marie Ndiaye (2013)

Quatre ans après « Trois femmes puissantes » qui a été récompensé du prix Goncourt, « Ladivine » est le quatorzième roman de Marie Ndiaye. C'est donc l'histoire de... trois femmes puissantes, ici, de trois générations : Ladivine est la mère de Malinka, laquelle, après s'être renommée Clarisse, donnera naissance à une autre Ladivine. Le roman se pose comme une sorte de puzzle identitaire où l'appartenance ethnique n'est qu'un prétexte à une réflexion sur la filiation. Ça démarre difficilement, avec un style marqué et un peu lourd, versé dans la répétition, dans un phrasé un peu assommant se donnant de grands airs. Il faudra laisser le temps à Marie Ndiaye de développer ses personnages pour comprendre la portée de sa pensée, comme souvent dans ce genre de romans-fleuve dont fait partie « Ladivine », qui raconte une histoire complexe, étalée sur plusieurs décennies. Eh oui, comme souvent avec les grands auteurs : patience ! Il faut accepter d'être un peu perdu, de s'ennuyer parfois, il faut se retenir de râler face à un style revêche, qui demande un certain temps d'adaptation. Première déconvenue, cette ouverture brutale où Ndiaye décrit la double identité de Malinka/Clarisse, femme aux deux prénoms, aux deux identités, noyée dans une relation schizophrène avec sa mère, sa « servante » comme elle l'appelle, qu'elle semble détester et aimer tout à la fois. On ne comprend pas très bien, on se laisse porter indifféremment, tantôt agacé par un style poseur, tantôt ravi par de jolies tournures de phrase où affleure une belle sensibilité. En réalité, Marie Ndiaye est douée lorsqu'il faut parler de filiation et des sentiments complexes qui peuvent naître entre parents et enfants. On l'admet plus tard, lorsque le récit trouve son rythme de croisière, que l'ellipse se calme et que les personnages prennent, enfin, le temps d'exister.

En fait de puissance, dans « Ladivine » il est surtout question de faiblesse, ou à tout le moins de la manière de s'en sortir lorsqu'on est faible. Ladivine Sylla, femme effacée, absente, ignorante des enjeux d'une éducation, qui laissera sa propre fille quitter l'école à seize ans sans rien lui demander : la « servante », ainsi nommée par Malinka/Clarisse. Cette dernière, qui ayant fui le taudis familial, deviendra femme à son tour – mais à quel prix ? Celui de souffrir d'avoir abandonné sa mère, celui bien plus terrible encore, d'avoir reproduit un certain schéma familial au point de donner à sa fille le prénom de sa mère, espérant en cela racheter certaines de ses erreurs. De cette complexité des sentiments, Ndiaye tire de très beaux moments, des descriptions à la fois crues et lucides, d'une audace parfois bouleversante. L'auteure n'a pas son pareil lorsqu'il s'agit de dépeindre le courage ordinaire, la façon qu'elle a de raconter une croissance, un amour, un déchirement, prennent tout leur sens sur la durée. On rentre vraiment dans le récit à partir du premier tiers, où Clarisse tombe amoureuse en payant un terrible tribut. On est définitivement acquis à sa cause au moment où entre en scène Ladivine deuxième du nom, aux entrailles tordues par une culpabilité paradoxalement aussi étrange que compréhensible. Le talent de Ndiaye est remarquable en réussissant à vulgariser les rouages d'une relation mère-fille. On est en permanence parcouru d'un indicible sentiment d'égarement, lequel est renforcé par une identité perpétuellement floue : on ne sait pas vraiment si les personnages appartiennent à un pays, que ce soit du point de vue de la nationalité ou de la géographie. A ce titre, l'essentiel du récit se déploiera au cours de bien étranges vacances, dans un espace qui ne sera jamais nommé, en compagnie de Ladivine deuxième du nom, de son mari et de ses enfants. Des vacances d'horreur où la femme assistera, petit à petit, au délitement de sa cellule familiale, où Ndiaye en profitera également pour montrer à quoi tient une union ; où Ladivine, malgré elle, dans le cauchemar de ces vacances tournant au vinaigre, sera mise face aux mystères de ses propres ancêtres. On sera alors littéralement pendu aux lèvres de Marie Ndiaye, qui à chaque ligne, à chaque mot, brossera des scènes à la fois totalement concrètes, visuelles, et à l'opposé extraordinairement chargées d'une énergie spirituelle terrible, quasi-suffocante.

A qui s'adresse donc « Ladivine » ? Difficile à dire tant, arrivé à son terme, le livre se révèle plein à craquer d'à peu près tout ce qu'on peut espérer de la littérature. D'une finesse peu commune dans la caractérisation de ses personnages tout d'abord : chaque femme, mais aussi chaque homme est décrit à la perfection, tant et si bien que même l'anonymat, chez Ndiaye, devient glorieux, source de mystère, de désir ou de peur. Car oui, ses femmes sont anonymes, présentées comme telles, finissant oubliées par leurs maris, ou pire. Passionnant ensuite dans son histoire propre : « Ladivine » est avant tout un roman, il raconte une histoire concrète, foisonnante. Quand Ndiaye lève le pied sur la psychologie, on profite avec émerveillement de son talent de conteuse ; des nombreux instantanés qui parsèment le livre, c'est définitivement cette virée en famille sous un soleil étranger, ce séjour angoissé complètement lunaire, hypnotique, que l'on gardera en mémoire pour longtemps, avec ses personnages sidérants mais tellement vrais, ses atmosphères à couper au couteau – difficile d'en dire davantage sans dévoiler des éléments majeurs de l'intrigue, qu'on suit avec un plaisir farouche. Enfin, il y a le message, d'une complexité, d'une profondeur vertigineuses. Bâti autour de la filiation, de la responsabilité d'être parent, de celle d'être fils ou fille, le récit livre une réflexion passionnante, sensible, extrêmement inquiétante également : pas de poésie fleur-bleue, pas d'optimisme béat, le fond du livre pose des questions inconfortables, abordées de manière à la fois frontale et élégante. Le meilleur (ou le pire, c'est selon) étant lié à la mort, au partage inconscient d'un héritage nocif entre les membres d'une famille. En réalité, iI y a dans le propos du livre de l'animalité, une sorte de sauvagerie à l'extrême limite d'éclore. Il faut puiser, à plusieurs instants, dans son courage de lecteur pour oser avancer, au fur et à mesure que l'histoire se teinte de fantastique, tandis que Ndiaye soulève des questions, raconte des choses où planent des ombres inconnues et menaçantes. En définitive, « Ladivine », en plus d'être un divertissement de première catégorie, se révélera appartenir à cette catégorie de livres qui font grandir, qu'on dévore dans un mélange égal de passion et de peur.

« Éclatant, Marko l'était à présent, il irradiait d'un feu splendide et mauvais. Contrairement à leur habitude, les enfants ne somnolaient pas encore à l'arrière de la voiture. Même Daniel frétillait, les yeux grand ouverts, un peu exorbités. Il paraissait subir, songea Ladivine, le tourment d'un plaisir esquissé, que la simple présence du corps de Marko, de sa chair comme chauffée à blanc sous la tunique rose, feignait de mettre à la disposition de l'enfant avant de le soustraire à tout accomplissement. Et Daniel ricanait parfois, sans comprendre mais avec, songeait Ladivine, cette affectation de sarcasme des adolescents qui pressentent l'insinuation et ne veulent pas avoir l'air dupes, il ricanait, songeait Ladivine effrayée, avec une affreuse grimace entendue. Marko conduisait un peu vite sur la route maintenant déserte, goudronnée de frais, qui longeait des champs de bananiers. Un petit sourire amusé ourlait ses lèvres, prêt à s'épanouir au moindre motif. Comme il était beau et attirant, comme il eût aimé certainement que Ladivine prît parti pour lui et qu'ils pussent ensemble jouir de cette nouvelle façon, affranchie, de considérer l'existence ! Elle se rappelait que Marko avait toujours eu besoin de son approbation, qu'elle fût énoncée ou implicite. Jamais, elle en était convaincue, il n'avait tenté de la tenir à l'écart de ce qui lui procurait, à lui, du plaisir ou de la satisfaction, comme elle-même l'avait fait avec le grand chien brun, et il était probable, même, songeait-elle, qu'il n'eût jamais pu pleinement s'abandonner à la volupté, quelle qu'elle fût, que dans la mesure où Ladivine y acquiesçait. Ce n'était plus cela. Elle sentait de tout son être, de toute sa peau, que Marko était en train de rompre les liens qui attachaient sa propre félicité au bon vouloir de Ladivine. Tout aussi clairement lui apparaissait le désir qu'il avait encore cependant, mais sans désespoir ni perfidie, en bon camarade, de l'associer à son nouvel enchantement. Et elle en eut une nausée de regret et d'affliction. »
boulingrin87
9
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le 29 juil. 2013

Modifiée

le 1 août 2013

Critique lue 429 fois

2 j'aime

Seb C.

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