Le magicien désherbe et la sorcière déneige

Dans la plupart des Défis Fantastiques, la description des règles se termine sur un paragraphe de conseils que, je pense, aucun lecteur n'a dû lire plus d'une fois, même à l'époque, tant ils oscillent entre l'évidence pure (« Les lieux que vous visiterez ne renferment pas tous un trésor ! Certains recèlent des pièges ou des monstres qui se révèleront sans aucun doute très dangereux » : pénurie d'excréments, Sherlock !) et l'évidence pure (« Comprenez bien que les paragraphes qui constituent ce livre n'ont aucun sens lus dans un ordre numérique » : R OISSY ?). Et tout à la fin de ce paragraphe, il y a une petite phrase qui n'a l'air de rien :


« n'importe quel joueur, même si ses points de départ sont faibles, peut trouver très facilement la voie »


Si vous comptez lire la Sorcière des Neiges, cette phrase, vous pouvez la prendre, la rouler en papillote et aller l'enfoncer dans la caverne du troll le plus proche. Ce n'est pas le premier livre de la série qui soit impossible à finir avec les scores minimaux, loin de là : le système même des DF est conçu de telle sorte qu'équilibrer une aventure est à peu près aussi facile que résoudre une équation du troisième degré en équilibre sur un monocycle posé sur une corde tendue d'une rive à l'autre des chutes du Niagara. Les yeux bandés et de nuit. Mais jusqu'à présent, on pouvait encore mettre ça sur le dos sur l'inexpérience des auteurs, sur la nécessité de domestiquer un tout nouveau type d'écriture. Ces excuses ne tiennent plus ici : prétendre que l'aventure peut être remportée par n'importe qui n'est plus de la naïveté, c'est de la publicité mensongère dans toute sa gloire. Ce livre-ci est impossible à finir avec les scores minimaux, très difficile à finir avec les scores maximaux, et ça vous prendra au minimum une bonne dizaine d'essais. Bienvenue chez Ian Livingstone, baiseurs de mamans.


L'aventurier anonyme du jour a trouvé un job comme escorte pour une caravane marchande dans le grand nord d'Allansia. Votre patron vous charge d'aller tuer un Yéti enragé qui menace la sécurité des routes dans la région, avec une récompense de 50 pièces d'or à la clef. Néanmoins, après avoir un peu barboté dans la neige et la glace, vous ne tarderez pas à découvrir que cet animal n'est que le symptôme d'un mal plus profond : dans les profondeurs des Cavernes de Crystal, une sorcière maléfique projette de plonger le monde dans un nouvel âge glaciaire ! Et devinez qui va se sentir obligé d'aller contrecarrer ses plans ? Je ne veux pas vous gâcher le plaisir de la découverte, mais les 50 pièces d'or de votre patron, vous pouvez d'ores et déjà vous asseoir dessus. En même temps, si vous avez lu le titre du bouquin, vous devez déjà avoir une idée de la réponse.


À l'origine, la Sorcière des Neiges a vu le jour dans le deuxième numéro de Warlock, un magazine entièrement dédié aux Défis Fantastiques et aux livres-jeux en général, qui a connu treize numéros outre-Manche entre 1984 et 1986 avant de disparaître. Cette première mouture de l'aventure ne comptait que 190 paragraphes et s'achevait une fois la Sorcière éponyme vaincue. C'était un petit dungeon-crawl sans prétention ni ambition, dans la droite lignée de la première moitié du Sorcier de la Montagne de Feu, qui n'avait pour lui que l'originalité du cadre (probablement inspiré des Bronzés font du ski) et deux-trois rencontres intéressantes (les serviteurs malgré eux de la Sorcière, contraints à l'obéissance par un collier magique ; le Ménestrel guérisseur). Pas vraiment de quoi compenser la reprise d'éléments éculés (encore des Gobelins ? pff) ou tout juste déguisés (la Sorcière c'est un peu Zagor avec des nichons pour ce qu'on voit d'elle et de son caractère, elle n'a même pas de nom !), les choix gauche-droite arbitraires à la con, et surtout la difficulté absurde. Les combats vous opposaient souvent à des adversaires brutaux et impossibles à contourner, à moins d'avoir eu la chance de ramasser tel ou tel objet sur votre chemin, sans le moindre moyen de distinguer les objets potentiellement utiles des fausses pistes laissées là pour vous pourrir la vie. Ainsi, dans un entrepôt situé presque à la toute fin de l'aventure, il ne fallait pas ramasser le bocal de queues de lézards séchées, mais bien le sachet de poudre de corne de Minotaure pour échapper au combat contre l'avant-dernier boss. Vous vous étiez trompés ? Vous pouviez dire bonjour au putain de dragon blanc à 12 points d'Habileté (autrement dit, aussi costaud que le plus costaud des héros possibles !). Bref, l'arbitraire livingstonien rayonnait de toute sa splendeur à travers les glaces des Cavernes de Crystal.


Plusieurs possibilités s'offraient à Ian pour faire de sa mini-aventure un livre à 400 paragraphes. Il aurait pu rallonger les cavernes, ajouter des salles, des pièges et des monstres, pour rendre le chemin jusqu'à la Sorcière encore plus difficile, mais il ne l'a pas fait. Il aurait pu équilibrer ses combats, réduire l'importance des objets obligatoires, ajouter un peu d'originalité et de folie, mais il ne l'a pas fait (qui a crié « évidemment » ?). En fait, il a choisi de laisser les 190 premiers paragraphes tels quels, et de leur greffer de nouvelles péripéties derrière. Ainsi, même si la Sorcière est morte, il va à présent s'agir de la vaincre pour de bon avant de fuir son repaire souterrain avec le trésor récolté et deux de ses anciens esclaves, l'elfe Meynaf et le nain Stubb. En faisant route vers le Sud, votre trio retrouvera la civilisation et des températures plus clémentes, mais il devra également affronter de nouveaux périls, dont le terrible Sortilège de Mort, vengeance d'outre-tombe de la Sorcière défunte…


L'idée de poursuivre l'aventure après la mort du grand méchant pourrait paraître idiote, mais au fond, elle n'est pas totalement déplacée ici, dans une aventure qui avait débuté comme un simple « tuer le Yéti » avant de se voir adjoindre un objectif supplémentaire. Le caractère évolutif de l'aventure, sans doute davantage le fruit d'une certaine économie de moyens que d'une réelle réflexion (c'est moins fatigant d'ajouter des trucs à la fin que de les insérer au milieu), offre néanmoins un changement bienvenu dans la déjà longue lignée des scénarios en va-tuer-le-sorcier-pour-être-couvert-d'or. De la même manière, les compagnons sont une excellente idée pour briser un peu le solipsisme inhérent au genre, mais l'exécution a du mal à suivre : le nain est un cliché de nain jovial et bourru et l'elfe est un cliché d'elfe réfléchi et un peu narquois. Vous pourrez peut-être vous prendre pour Aragorn, mais Meynaf et Stubb sont loin de valoir Legolas et Gimli (enfin, peut-être ceux des films, et encore, au moins Stubb ne passe pas son temps à roter). En réalité, l'intérêt majeur de cette section supplémentaire repose dans ses nombreux clins d'œil aux autres livres de la série : on a l'occasion de passer près de Fang, la ville du Labyrinthe de la Mort, de se rendre à Pont-de-Pierre, le village nain de la Forêt de la Malédiction, et l'aventure culmine littéralement au sommet de la Montagne de Feu. Il y a sans doute une bonne part de fanservice là-dedans, mais c'est quand même drôlement chouette de voir le continent d'Allansia et le monde de Titan naître ainsi sous nos yeux.


Quel dommage, donc, que cette section soit aussi la plus frustrante en termes de jouabilité ! Le duel final avec la Sorcière est un chifoumi mortel qui se joue avec des pièces qui se trouvaient sur le chemin en amont. Si vous ne les avez pas trouvées, vous êtes mort ! Si vous n'avez pas trouvé les bonnes, vous êtes mort ! Si vous avez trouvé les bonnes mais que vous ne les jouez pas dans le bon ordre, vous êtes mort ! Les Défis Fantastiques ont connu et connaîtront leur comptant de combats de boss ridicules, mais on en tient un bel exemple ici. Si vous survivez à ça (le duel ET la honte d'avoir dû vous battre à coups de pierre-papier-ciseaux), le bouquin souffre ensuite d'une épouvantable linéarité : les chemins alternatifs sont rares, et se résument généralement à une péripétie de deux-trois paragraphes qui aboutira de toute manière à votre retour sur les rails du chemin principal (ou bien à votre mort prématurée). Les combats sont nombreux et difficiles, avec notamment un monstre à 12 points d'Habileté rigoureusement inévitable, sans doute l'un des coups de pute les plus monstrueux de toute l'histoire de la série. Pour couronner le tout, les épreuves finales réclament deux tests d'Habileté réussis sous peine de mourir ou d'affronter un autre monstre à 12 points d'Habileté, à un stade où la malédiction dont vous souffrez vous a déjà ponctionné pas mal d'Endurance. Pour en revenir à ce que je disais au début : inutile d'espérer finir la Sorcière des Neiges à la loyale.


Arrivé à ce point de la critique, vous allez me dire : « mais mon loulou, comment tu peux mettre 5/10 à une telle daube ? ». Déjà, je vous demanderai de ne pas m'appeler mon loulou, je n'ai pas d'oncle qui se promène avec un béret le cul à l'air, et ensuite, je vous dirai que la réponse est simple : les illustrations de ce bouquin sont absolument sublimes et comptent parmi mes préférées, tous livres-jeux confondus, voire tous livres confondus ! Elles sont l'œuvre du tandem Gary Ward-Edward Crosby et utilisent un trait particulièrement épais, ce qui leur donne un air de gravures anciennes tout à fait ravissantes. Tous les dessins ne sont pas parfaits, certains vous feront sans doute bien rigoler (le Yéti du §190 et son regard de chien battu), mais merde, moi je trouve qu'ils ont sacrément de la gueule ! Je les range avec les meilleurs travaux de John Blanche (Sorcellerie!) et Gary Chalk (les premiers Loup Solitaire) : comme eux, Ward et Crosby ont choisi une esthétique tout à fait singulière, qui détonne agréablement au milieu du tracé bien propret d'un Alan Langford ou même d'un Russ Nicholson. Ils donnent à ce livre un caractère unique et améliorent singulièrement son quotient mémorabilité, et Dieu sait qu'il en avait bien besoin. C'est d'autant plus navrant qu'ils n'aient jamais plus contribué à la gamme après ça… contrairement à Ian Livingstone. On en reparlera.

Créée

le 6 févr. 2015

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Tídwald

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