La plus secrète mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr, Ed. Philippe Rey


On peut aimer lire, on peut aimer les livres. Mais ce beau roman exige de vous, chers lecteurs, que vous aimiez la littérature. Un grand mot sans doute, qui fait quelquefois un peu peur. Mais on a bien tort. La littérature, c'est de l'art, du style, de l'émotion. Un mystère. L'auteur l'écrit d'emblée : «  Je vais te donner un conseil : n' essaye jamais de dire à personne de quoi parle un grand livre. Un grand livre ne parle jamais de rien, pourtant tout y est ».


Difficile après un tel enseignement de transgresser. Tentons tout de même de livrer deux indices.


Le livre est dédié à Yambo Ouologuem, l'écrivain malien dont le livre «  Le devoir de violence » fut récompensé en 1968 par le Prix Renaudot, avant que son auteur, accusé de plagiat, ne disparaisse des radars des lettres francophones, l'accusation ayant aussitôt anéanti et son succès et son intention et son effort d'écriture. C'était pourtant un grand livre.


Le second indice est le titre, tiré d'une belle citation de Roberto Bolano, l'écrivain chilien auteur du cultissime 2666, sur la vie des livres qui échappent à la critique et à leurs premiers lecteurs, jusqu'à faire leur chemin tout seuls, détachés de toute pesanteur, comme des météorites qui fulgurent dans l'immensité de la galaxie et que certains apercevront et d'autre pas, avant qu'elles ne se dissipent dans le néant, «  comme la plus secrète mémoire des hommes ».


Evidemment, crocheter de tels parrainages est un peu périlleux. Et l'exigence aussitôt affichée de l'auteur peut encombrer. Un peu de modestie n'aurait pas nui.


Mais le défi est si brillamment relevé, qu'on en reste baba.


L'histoire qu'il ne faut pas raconter ? Un jeune écrivain sénégalais qui vit en France de nos jours, auteur d'un premier livre «  L'Anatomie du vide » (!) qui lui a valu un succès d'estime, découvre un livre mythique écrit par un auteur sénégalais à la fin des années 30 « Le labyrinthe de l'inhumain » dont la publication a ébranlé le monde des lettres de l'époque. Une accusation de plagiat sera portée contre l'auteur qui, sans s'en défendre, disparaît soudain. Le livre fut oublié, sauf d'un cercle d'initiés, pour la plupart des Africains germanopratins. Notre jeune auteur, bouleversé par sa lecture, dont nous ne saurons que peu de choses, part à la recherche de cet écrivain sans biographie. Amsterdam, Amérique du Sud, Sénégal, le puzzle se reconstitue peu à peu.


La colonisation, le sort des Africains durant la Première guerre mondiale et des éditeurs juifs durant la Seconde, les mélancolies, les silences et les libertés de l'exil, les quêtes insatisfaites de l'ambition littéraire, le rôle et le statut de l'écrivain et spécialement, mais pas que, de l'écrivain Noir en France, le retour au pays, mais lequel ?, les secrets des lignages, ce roman, qui se lit comme un livre à suspens, à tiroirs, est éblouissant de construction, d'intelligence et de style.


Et c'est un régal de lecture, tant l'auteur parvient à nous parler de tout (la famille, le sexe, la mort) dans une langue à la fois tenue, belle et sans chichis. Souveraine. Du grand art ! Et à nous offrir, toutes les vingt pages des scènes d'anthologie (notre jeune auteur, invité à une partie à trois qui, ne le sentant pas, attend gentiment au salon pendant que son ami et une grande écrivaine font l'amour dans la pièce à côté, s'interrogeant y va ? y va pas ? face à un crucifix accroché au mur ; deux frères, au Sénégal, amoureux de la même femme, laquelle tombe enceinte après que l'un soit parti à la guerre, de qui est le gosse ?  ; une fille dégoûtée par la vue de l'agonie de son père dans une case, et bien d'autres).


Mohamed Mbougrar Sarr a trente ans. C'est son quatrième livre. Celui-ci refermé, on n'a qu'une envie. Lire les précédents. Avec un espoir : qu'ils soient un peu moins bien fichus, un peu plus maladroits, moins «  intellos » ou moins ambitieux. Car, je dois bien l'avouer, cette «  Plus secrète mémoire  des hommes», si exigeante, si bien menée, si réussie, a un petit défaut, oh, presque rien.... : un brin d'arrogance, vaguement auto-centrée.

JoëlBoyer
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le 31 oct. 2021

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Joël Boyer

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