Pourquoi on peut en vouloir à Rothfuss pour son délai de publication ... (billet d'humeur)

Ceci n'est pas une critique du roman, je me le permets ici car j'ai déjà critiqué ce tome sur la fiche de la première partie. En effet, la division artificielle française du second tome de la trilogie en deux volumes n'est pas pertinente, et toute critique qui se veut un minimum pertinente ne peut donc les aborder indépendamment. Si vous voulez donc retrouvez mon avis très positif sur ce tome, je vous renvoie à mon autre critique donc :
https://www.senscritique.com/livre/La_Peur_du_sage/critique/17643891


Maintenant place au billet d'humeur. Je suis très agacé par les prises de position de Rothfuss. L'auteur n'a cessé d'atermoyer la publication du troisième tome de sa trilogie que l'on attend depuis huit ans, après avoir attendu quatre ans le second tome.


Face aux nombreuses critiques de ses lecteurs quant à ces si longues attentes, l'auteur a régulièrement pris position contre ceux-là. Selon lui les lecteurs n'ont aucun droit d'exiger quoique ce soit de la part d'un auteur. Ils outrepassent leur rôle, et n'ont pas le droit de critiquer un auteur pour son temps de publication. Pour qui se prennent-ils enfin donc ces lecteurs ? Selon Rothtfuss, critiquer la longue attente entre les romans, c'est se conduire comme un grossier personnage, pire une abomination consumériste considérant que l'achat d'un roman donne tous les droits sur les artistes. Toujours selon Rothfuss, un écrivain doit tout à son oeuvre et rien à son lecteur. S'il respecte son oeuvre, il pourra ainsi livrer aux lecteurs l'oeuvre qu'ils méritent.
Beaucoup de fans applaudissent l'auteur, ce chantre anti-capitaliste qui ambitionne l'art au-delà des attentes mesquines du petit peuple capitaliste.


Je dois vous avouer quelque chose, je fais partie de ceux agacés par Patrick Rothfuss. Honte à moi ! Mais suis-je vraiment ce consumériste irrespectueux ? Est-ce que je lui reproche son comportement car je ne vois dans ces romans qu'un droit à la consommation ?


En fait c'est bien plus compliqué, et je trouve que Patrick Rothfuss use de beaucoup de mauvaise foi pour prétendre ne pas reconnaitre la légitimité de l'agacement, voire de la colère de son public.


Alors examinons un peu les raisons qui peuvent nous pousser à une telle attente. Essayons de voir s'il est possible de justifier ses attentes vis-à-vis de l'auteur sans se comporter comme un salaud capitaliste.


Pourquoi s'attendait-on à un publication rapide de la trilogie à la sortie du premier tome car l'auteur affirmait qu'il sortirait un tome par an. La parole de l'auteur est en faute. Mais soyons bienveillants, Patrick Rothfuss a depuis expliqué qu'il avait alors dit quelque chose de profondément stupide qu'il regrettait.
Il venait de publier son premier roman et n'avait pas encore conscience de la tâche qui l'attendait. Soit une simple erreur lors d'une interview, une erreur d'estimation soit. Mais l'erreur est-elle si anodine ? Une simple réponse en interview peut-il lui être reprochée ? Je ne crois pas. Mais ce ne fut pas qu'une simple estimation lors d'une interview. Non, la plupart ne peuvent pas le savoir car ils ont découvert plus tardivement la série, mais cette affirmation fut reprise, confirmée, développée par les éditeurs pour en faire un argument de vente lors de la première publication. Plus qu'une simple estimation, il s'agissait d'affirmer que l'auteur avait déjà écrit en réalité, l'entièreté de la série, il ne s'agissait plus que de la retravailler quelque peu pour en faire une trilogie. Un argument de vente qui n'est pas anodin à l'époque où de plus en plus de lecteurs appréhendaient de se lancer dans une nouvelle série de fantasy dont il n'était pas sûr de voir le bout. Utiliser en argument de vente, ce n'est donc pas attendre de tous les auteurs des sorties précises, mais attendre de ceux qui souhaitent vendre leurs livres en affirmant certaines choses qu'ils prennent leur responsabilité. Si Patrick ne veut pas que ses lecteurs attendent de lui une publication "relativement" rapide, qu'il n'accepte pas que ses éditeurs vendent ses livres avec un tel argument.
Mais l'agacement est-il simplement lié à cette erreur d'éditeur, acceptée par l'auteur ? Non. On reproche beaucoup à l'auteur ses activités annexes ? A-t-on le droit ? En quoi le lecteur aurait-il son mot à dire sur les occupations de l'écrivain ?


L'auteur doit-il son temps, ses loisirs à ses lecteurs ? Il pourrait sembler évident que non. Et pourtant... Quels sont ses loisirs, et pourquoi peut-il se les permettre ? Malheureusement, toutes ses occupations diverses et variées, il les doit à ses lecteurs. Streamer des jeux vidéos de manière même rentable, il ne peut s'y investir autant que par la grosse communauté qui le suit, une communauté née grâce aux fans de ses bouquins. Surtout grâce aux fans de la première heure qui ont énormément vendu à d'autres ses romans, participant au succès de la série. Ses incessantes participations aux conventions ? Là encore, il n'y est invité que grâce au succès de ses livres, grâce à ses fans. Plus encore, l'argent gagné en vendant les droits de la série littéraire à des producteurs de films, de série, de jeux vidéo, il le doit encore au succès, aux achats de ses lecteurs. Utiliser ce succès au détriment de sa série, pour l'éloigner toujours plus de l'écriture, au détriment des fans de ses livres, n'est pas respectueux de ses lecteurs. Toutes ses activités annexes ne lui sont pas reprochées parce que les lecteurs se sentent le droit d'avoir opinion sur ses choix de vie mais parce que ses choix reposent tous sur le succès qu'il doit aux fans de la première heure. Jouer aux jeux vidéo, qui le lui reprocheraient s'il ne se mettait pas ainsi en valeur pour apprécier la mise en scène devant son public. Des projets personnels, familiaux, amicaux, soit. Mais non il s'agit là, toujours de s'occuper en surfant sur la vague de son succès. Ses multiples projets annexes, indénombrables (jeux de société, série, film, jeu vidéo, goodies en tout genre) relèvent d'un commerce particulier qu'on appelle vulgairement le "fan-service". Critiquer l'esprit consumériste des lecteurs et prôner les hautes exigences et le temps nécessaire à une écriture de qualité, n'est pas compatible avec un tel esprit mercantile, avec une telle jubilation exhibitionniste de sa célébrité. Lorsqu'on s'exhibe à tout va jusque dans ses moindres loisirs, qu'on s'investit dans mille commerces anodins en usant de sa popularité, on se prête aux critiques légitimes.


Pour expliquer la publication tardive du second tome, l'auteur justifiait ce délai par une dépression. L'argument semble peut-être le moins sujet à critique. Et pourtant là encore, quand l'auteur affirme peu de temps encore avant la publication du deuxième tome que cette période est finie et qu'il a pu se remettre au travail. Que je lui ai pardonné alors, j'ai même compati. Et malheureusement l'excuse n'était que la première. Par la suite, on le vit heureux, profitant de la vie et de sa célébrité et pourtant l'attente d'un troisième tome sera encore pire que celle du second.


Pire encore, l'auteur affirme que ce troisième tome n'est qu'un prologue, et qu'il a piégé ses lecteurs en leur faisant croire à une trilogie qui n'est qu'un prologue d'un million de mots. (je paraphrase à peine la phrase originale : I am an author who has tricked you into reading a trilogy that is a million-word prologue.)


Piégé son lecteur, en effet, après les maintes annonces de dates, ce marketing trompeur, c'est l'oeuvre même qui est un piège. Accepteriez-vous d'acheter un récit privé, amputé de son intrigue pour n'avoir finalement que le prologue ? J'espère bien que non....


Et c'est là que la réflexion est plus profonde. Tous les arguments de Patrick Rothfuss révèle des perspectives intéressantes qui auraient pu être reprises par maints grands écrivains de la littérature. Mais se comparer à ceux-là n'est pas pertinent, piéger son lecteur dans une oeuvre comme avec une structure circulaire, une rebondissement final, c'est malgré tout livrer à son lecteur une oeuvre "complète". Même les récits à suite avaient traditionnellement des tomes autonomes, un récit qui se suffisait à lui-même, pour la plupart des séries de fantasy, ce n'est pas le cas. Pour Rothfuss ce n'est pas le cas non plus, ces tomes ne livrent pas intrigues qui se suffisent à elle-même, la trilogie fait partie d'un tout. Vendre un prologue qui ne fait que "teaser", annoncer, une intrigue principale, c'est comme ce que font les éditeurs de jeux vidéo, vendant des jeux incomplets et par la suite en DLC des parties primordiales du scénario. Et tout le monde critique de manière légitime de tels procédés, qui se font de plus en plus rares, suite aux critiques, les dlcs continuent de se multiplier mais n'osent plus tant que ça amputer l'oeuvre de base. Personne ne loue un tel mercantilisme, et par son statut de grand écrivain, Patrick Rothfuss souhaite nous faire croire qu'il s'agit dans son cas d'un véritable tour de force à admirer....
Bien entendu, le pire c'est que s'il lui faut quinze ans au minimum pour publier son prologue et qu'il ne cesse d'allonger son temps de publication, nous n'aurons probablement jamais la fin du récit. Pour un auteur qui aime tant son oeuvre, la laisser inachevée n'est guère concluant et remet davantage encore en cause l'argument du "piège" artistique. Piéger le lecteur, c'est être un magicien, on détourne l'attention du lecteur pour mieux l'éblouir, pour laisser la magie opérer. Mais sans la conclusion du tour du magie, le piège perd toute valeur positive. Un piège qui se termine par une déception, c'est pas de la magie, c'est de l'escroquerie.


Pour conclure, je n'ai pas envie de jeter uniquement la pierre à l'écrivain. Il a tort de critiquer selon moi le consumérisme de ceux qui s'agacent de son attitude, et de son côté de plus en plus hautain vis-à-vis des lecteurs qui le lui reprochent, mais il a raison de critiquer le consumérisme. Un tel écrivain ne se serait jamais laisser aller à ce monde de succès superficiels. Ils n'auraient pas streamer, si tant de ses lecteurs ne ressentaient pas une sorte de plaisir étrange et superficiel à pouvoir parler en direct à un écrivain, à le côtoyer dans son quotidien anodin. C'est la nouvelle télé-réalité. Quel intérêt de suivre ce génial écrivain alors qu'il joue aux jeux-vidéo ? Quel intérêt fondamentalement d'assister à toutes ces conventions si c'est pour que certains auteurs s'y noient ? Quel intérêt pour l'art, d'acheter tous ces goodies à propos des livres, films, séries, que l'on aime ? Il n'y a rien de mal à ces petits plaisirs superficiels mais ceux-là sont aujourd'hui si importants, si communément partagés qu'ils en viennent à empiéter sur l'essentiel, sur l'important. Pire que ça, ils pervertissent toutes les tentatives artistiques pour les affadir et en faire une recette commerciale. C'est valable en fantasy, comme dans les jeux vidéo, un média prisé par l'écrivain. Une oeuvre géniale apparaît et ose avoir une ambition propre en-dehors des préjugés, des formats prémâchés par le marketing. L'oeuvre plait, touche un public avide d'oeuvres qui ne soient pas jetables. Et voilà que la grande machine du commerce s'en empare, s'empare de l'auteur et le transforme en producteur de multiples oeuvres, objets, services, sans intérêts réels mais qui se vendent si bien à une masse toujours plus importante. Le premier public celui qui aspirait à davantage reste, nostalgique, ne pouvant se détacher de son attachement à cette lueur d'espoir, bien qu'elle semble s'être éteinte depuis longtemps.


Gloire au jeune Rothfuss, sans succès, celui qui ne connaissait pas le succès et a transformé cette marginalité en amour de la littérature et de la fantasy. Tristesse pour celui qui se complaît dans un succès superficiel et sans ambition. Avorter les grands projets, les grands hommes, c'est éviter qu'ils fassent honte à la lucrative mesquinerie de notre époque qui peut dieu soit loué s'imposer à jamais dans notre société et dans nos esprits.


Mise à jour 2022 :
Bien entendu, la mise à jour ne concerne pas une date de sortie. Celle-ci est toujours à exclure mais dans le scandaleux, Pat excelle comme jamais. Comment se faire du fric comme jamais avec une arlésienne ? Pat a la réponse. Un petit twitch et on lance un pari avec ses abonnés ! Si vous me donnez 100 000 dollars en investissant dans un de mes projets avant que je tue le boss du jeu, je vous lirai le prologue (vous savez ces quelques pages au début du roman, ce petit chapitre qui est une sorte de refrain. Mais si vous savez le même chapitre, que je remets au début de chaque tome en le modifiant intelligemment mais pas beaucoup. C'est un super concept, super bien intégré, mais le mieux, c'est que ça ne demande pas beaucoup d'inspiration et de travail non plus. Si au lieu de vendre des livres de plusieurs centaines de pages 10 dollars, je peux vendre quatre pages 100 000 dollars....). Et puis bon, Pat s'est quand même dit qu'il exagérait, alors il s'est dit, j'ai aussi réussi à écrire un chapitre, je vais leur lire aussi. M'enfin faut quand même se faire du fric ! Allez un nouveau pari, si cette fois-ci vous investissez 333 000 dollars d'ici une semaine, vous aurez droit à un chapitre sans spoiler ! (Grosso modo, un chapitre qui sert à rien, ne dévoile rien et qui ne nécessite pas d'avoir avancé dans l'intrigue hein, faut pas abuser....). On peut dire ce qu'on veut, mais Pat c'est peut-être un génie littéraire, mais c'est à coup sûr un génie marketing. Les sommes sont énormes, le temps très court, y a donc de fortes chances qu'il se fasse du blé, sans rien devoir (Oh zut, vous avez perdu votre pari, pas de remboursement hein...) et au pire, on s'est enrichi de manière conséquente sans avoir à donner grand chose en retour.... Il a trouvé le bon plan, s'il a dix autres pages en réserves, il a de quoi acquérir un nouveau million en deux ans.


Bon sinon, je vais être désagréable quelques lignes. Certes Patrick Rothfuss est un escroc, mais si y avait pas autant de pigeons à le suivre et à continuer à lui donner de l'argent à tout va, il pourrait pas mener une vie de luxe sans scrupules ni culpabilité... Sérieux, j'ai parfois l'impression de trouver le caractère malsain des groupies qui tombent amoureux de serial killer en prison. Certes ma comparaison est probablement excessive mais je peux pas m'empêcher d'avoir autant pitié des uns que des unes.

Vyty
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le 4 juin 2019

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