Wittgenstein a exprimé très clairement le fond de sa pensée : « Tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence », mais son étrange maîtresse qui laisse divaguer son esprit au fil des pages de ce roman-fusée ne semble pas vouloir tenir compte d'une telle règle. Folle, ou trop sage, voilà qu'elle dévide toute la pelote de son cerveau, comme pour faire le point une fois pour toute sur les conclusions froides et péremptoires du grand Ludwig. Puisque selon lui le monde n'est pas composé de simples objets mais de faits - les relations des objets entre eux - cette dernière habitante d'une planète dévastée se met à sa machine à écrire pour se confronter à l'indicible, et le ressasser jusqu'à la perte totale de repères, de sens, de conclusion rationelle.


En transvasant la logique implacable du Maitre en une farandole délirante, hilarante, de Faits, de Noms, de Souvenirs, d'Hypothèses et de Paradoxes, Markson atteint le coeur de l'Absurde, cette tragédie éminemment comique qu'a tant gouté le XXe siècle. Poussant sa logique jusqu'au bout, il installe son héroïne au centre d'un univers vide : seule, elle n'a plus comme solution que de tout recomposer "de tête", avec les pauvres moyens du pauvre cerveau humain. "Le monde est tout ce qui arrive" se souvient-elle avoir lu quelque part, mais qu'est-ce que le monde quand il n'arrive plus rien que ce qu'on doit en dire après coup, après la catastrophe et l'oubli.


De Zenon à Hélène de Troie, de Russell à Spinoza, de Rembrandt à Anna Karenine, du base-ball aux mouettes acariâtres, plus Elle tente de renouer les fils et plus Elle se retrouve démunie face à toutes les possibilités qui pourraient expliquer ce que décidément on ne comprendra jamais. Peintre qui ne peint plus - pour qui ? à quoi bon ? - elle traverse néanmoins le labyrinthe en bon petit soldat, les yeux fixés sur l'horizon pour ne pas voir l'abîme sous ses pas, comme jadis elle avait signé au bas d'un miroir pour réussir le plus précis des autoportraits. " Ce que je signais était une image de moi, bien sûr. Mais si quelqu'un d'autre avait regardé, ma signature se serait trouvée sous l'image de ce quelqu'un d'autre". Ou : du reflet comme du plus implacable des dangers.

Chaiev
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le 3 déc. 2012

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Chaiev

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