« C’est vous qui avez tiré ! cria-t-elle. J’ai entendu l’or… Malheureuse ! je n’ai fait que des loups… toute une famille, toute une portée de loups… Il n’y avait qu’un pauvre enfant, et ils l’ont mangé ; chacun a donné son coup de dent ; ils ont encore du sang plein les lèvres… Ah ! les maudits ! ils ont volé, ils ont tué. Et ils vivent comme des messieurs. Maudits ! maudits ! maudits ! »


Ainsi s'exprime Adelaïde jugeant la terrible lignée des Rougon-Macquart dont elle est la mère. Et elle a raison, ce livre est bien l'histoire d'une meute assoiffée d'or et de sang, qui n'hésite pas à dévorer les enfants innocents.


Ce roman, premier des Rougon-Macquart, nous raconte l'origine de cette famille, en nous traçant sa généalogie avec une prétention scientifique, ainsi que l'influence du milieu et de l'histoire, c'est-à-dire ici une ville de province et l'avènement du Second Empire français.


Bien que les prétentions scientifiques de Zola soient désuètes aujourd'hui, avec au cœur de sa théorie l'hérédité des tempéraments, il reste que l'idée d'expliquer les tempéraments des personnages de cette façon est intéressante sur le plan narratif. On se retrouve à analyser les personnages en détectant le côté de sa mère ou de son père, et l'on a cette logique implacable du déterminisme qui est en place, ce qui me semble être le plus important dans la démarche.

Quand tout est en place, il est agréable de naviguer mentalement dans cette famille en ayant en tête leurs histoires, leurs intérêts, leurs positions dans la famille. Mais il faut d'abord faire avaler cette masse d'informations, avec le risque de perdre le lecteur, ce que Zola évite en nous racontant une histoire d'amour tragique.


Celle-ci est centrale, c'est avec elle que Zola nous accroche au début du livre nous donnant l'envie de continuer, car il faut bien l'avouer c'est un livre un peu long à se lancer, et qui peut avoir un petit effet catalogue quand on nous explique toute la généalogie de cette famille.

Surtout que Zola ne brille pas particulièrement par son style qui tend vers une certaine simplicité, voir une froideur, mais jamais une lourdeur, au contraire le style est plutôt fluide avec son vocabulaire simple et ses phrases courtes.

Zola nous raconte donc une touchante histoire d'amour entre 2 jeunes adolescents, Silvère et Miette. Pour cela il crée des scènes marquantes et donne beaucoup de petits détails pour rendre le tout réaliste : des rencontres autour d'un puits séparé en deux par un mur pour se voir dans le reflet de l'eau, les rencontres de nuits cachées sous une mante (un grand habit) pour ne pas être repérés, les petits jeux bidon pour retarder le moment de se quitter, etc.

Mais pour vraiment bien nous tenir, Zola nous fait sentir que ce couple est menacé et que tout se finira mal. Ce qui rend leurs moments de bonheur encore plus important à nos yeux, avec cette sensation que le trop lent développement de leur relation lutte avec une mort rapide et irrémédiable.

Tout ceci nous est indiqué de plus en plus clairement au fil du roman :

Ils se donnent rendez-vous dans un ancien cimetière, la grand-mère a des visions quasiment prophétiques, ils découvrent une tombe avec le nom de la fille...


Qu'elle est donc cette menace ?

La famille, l'histoire, la politique. Tout se mélange et coule naturellement ensemble grâce au talent de Zola.

Silvère est un idéaliste en amour et en politique. Celui-ci est pour la république qui ne semble pourtant avoir aucune chance. Il est pris dans un mouvement de révolte républicaine contre le coup d'État de Napoléon, poussé en partie par son oncle Antoine, qui veut l'utiliser pour se venger de son frère Pierre.

Qui sont-ils ?

Ce sont les 2 fils d'Adelaïde. Pierre, personnage central dans ce livre, est un froid calculateur qui n'a pas hésité à voler sa famille dans son intérêt. Antoine est un gros buveur et parasite vivant sur le dos de sa femme et de ses enfants. Ces 2 frères se mangent entre eux pour une histoire d'héritage. Pierre par calcul devient réactionnaire, puis bonapartiste. Pour se venger de lui, Antoine soutient les républicains, ce qui d'ailleurs lui donne une bonne excuse pour ne pas travailler. Silvère lui se retrouve pris dans cette histoire de politique et de famille.

Ce qui est très fort, et aussi très dur à rendre en peu de ligne, c'est que Zola met en place l'interaction de plusieurs choses :

Pierre est un parfait mélange des tempéraments de sa mère et de son père, ce qui fait de lui un froid calculateur plutôt intelligent ayant un appétit pour l'argent. Ses traits vont interagir avec son milieu, il n'a pas été beaucoup éduqué, mais en utilisant les possibilités que sa petite ville de province met à sa disposition, il réussit à avoir un commerce, et une femme, elle aussi manipulatrice et ambitieuse. Le couple, à l'aide d'un de ses enfants, flaire le bon coup à jouer en s'engageant en politique au sein de leur ville pour soutenir du coup d'État de Napoléon.

On a ici un personnage déterminé génétiquement, socialement, historiquement. C'est ça qui fait toute la force de Zola, chaque personnage de la même façon peut être compris en prenant en compte tous ces facteurs.

Nous avons donc tous les membres de la famille qui agissent, interagissent entre eux, tentent d'avoir ce qu'ils veulent, selon tous ces paramètres au fil des événements.


Tout ce contexte est pour Zola l'occasion de nous montrer -- en particulier avec la famille de Pierre--, comment certains opportunistes ont spéculé sur la mort de la république, avec des magouilles politiques et médiatiques. Tout ça sur fond de querelles et d'intérêts personnels et familiaux.

Pour ce qui est de la tournure des événements, c'est simple, ce sont les vils et perfides qui vont bien s'en sortir. Comme le résume bien Zola :


« Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés aux diverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits à l’affût ; après qu’on l’eut égorgée, ils aidèrent à la détrousser.»


Des opportunistes et manipulateurs comme Pierre vont réussir. Alors que Silvère et Miette eux se feront faucher leur vie et leur amour, à cause de leur idéalisme qui se fait happer dans ce mouvement historique. Laissant d'un côté leur histoire inachevée et interrompue violemment, et de l'autre le lecteur dans la peine avec un sentiment d'injustice et d'absurdité. On voit très bien que dans un autre contexte historique ou familial, leurs tempéraments n'auraient pas mené à cette macabre conclusion.

Il y a d'ailleurs tout un symbolisme très fort dans leurs morts et la réussite entrecroisée des opportunistes. On comprend, et surtout on sent que des gens comme Pierre ont réussi sur la mort de personnes comme Silvère, et on est profondément dégoûté, déçu et révolté pour eux.

Mais à qui s'en prendre dans le fond ? La génétique ? L'histoire ? Leur milieu ? Autant s'en prendre à la vie entière. C'est ce qui est incroyablement réussi dans ce livre, c'est que l'on a vraiment cette impression que nous sommes spectateurs des malheurs qui sont déterminés.


Malgré cette histoire prenante et la très bonne structure du livre, il y a tout de même quelques points que l'on regrettera un peu dans ce livre, en particulier quand on a en tête les objectifs de Zola.

Tout d'abord, les dialogues ne rendent pas la langue du peuple, des bourgeois, des nobles. Tout le monde s'exprime très bien, et on ne sent pas au travers de leur langue la personnalité des personnages et l'influence de leur milieu, ce qui est fort dommage. Avoir un vocabulaire bien plus spécifique pour chacun aurait rendu le tout bien plus vivant et réaliste.

Autre chose est que -- malgré de nombreux points qui nous font parfaitement rentrer dans l'histoire et croire dans les personnages --, il y a un certain manque de profondeur psychologique, les personnages manquent de contradiction, et sont surtout des symboles.

Bien sûr cela n'entache pas la lecture, les personnages sont très bien caractérisés, très attachants, on a envie de savoir ce qu'ils vont faire, et la force du symbole est présente, mais c'est le type de personnage que je m'attendrais à trouver plus chez un Balzac que chez Zola.


On a ici un excellent livre qui démontre les capacités d'analyses et de construction de l'auteur, et donne vraiment envie de connaître ce que deviendra toute cette famille sous la méthode de Zola, mais qui vous laisse un goût amer en le refermant, et ne présage rien de très réjouissant pour la suite.

kibab
8
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le 5 sept. 2023

Critique lue 8 fois

kibab

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