« un mystère on peut le toucher comme un objet, comme un vase, par exemple, mais pour comprendre quelque chose, il faut que ça fasse mal. Comment comprendre, si on n’a pas mal ? Il faut que ça fasse mal, très mal »


On le sait, Alexievitch c’est avant tout une méthode, une façon de faire : enregistrer au magnétophone des heures et des heures de témoignages bruts, puis les retranscrire, les agencer, en faire un récit obsédant qui creuse avec des mots de tous les jours la mémoire d’un pays et d’une époque. Disposer d’une nouvelle façon les barrières entre documentaire et fiction, au sein d’une littérature depuis toujours habituée au flou dans ces questions-là. Avec La fin de l’homme rouge la toute récente prix Nobel se penche sur sa génération, les soviétiques nés après guerre, qui n’ont pas connu Staline, qui ont cru au dégel ébauché par Khrouchtchev, qui ont vécu la peur et la grisaille voulues par Brejnev, dont le cœur a battu aux promesses de Gorbatchev, et qui se retrouvent depuis vingt ans en exil de leurs vies, de leurs espoirs, perdus dans une société de marché qui n’a pas besoin d’âmes mais de consommateurs.


Des dizaines et des dizaines d’histoires se succèdent. S’entremêlent. Se répondent. Les témoins qui acceptent de se souvenir des épreuves passées ont tous les âges, viennent de tous les milieux. Certains ont connu le goulag, d’autres préfèrent idéaliser la période soviétique, les plus jeunes savent à peine qui est Staline, par ci par là certains semblent satisfait de voir le Capitalisme à leur porte, quand la plupart regrettent le pillage de leur idéal pour un résultat si déplorable. Après tant d’années à attendre la liberté, celle-ci s’est révélée une ennemie aux yeux de feu et au corps putride. Au fil des pages, malgré toute la poésie et la tendresse de ces voix brisées, se dessine un paysage terrifiant : les protagonistes interrogés se souviennent d'hier — leur enfance, celle de leurs parents, les déboires familiaux, les périls traversés, le gout des aliments, le tissu des vêtements, les tortures, les persécutions, la faim, les compromissions ; et puis ils racontent aujourd'hui — les humiliations, les disparitions, les suicides, les misérables joies de leur vie d’adulte, les amours trop vite interrompues, la misère, l'angoisse, l'alcool, les mariages, les banqueroutes, les trafics, les scènes de guerre civile, l’odeur des chairs en décomposition, le racisme ordinaire... C'est comme si tant d'infamie et de bassesse réunies fascinait ou anesthésiait, et l’on s’enfonce toujours plus avant dans ce mémorial suintant l’effroi, la souffrance et la haine, enfer que même Dante n’aurait osé imaginer.


Esprits naïfs, mentalités optimistes qui entrez ici, abandonnez tout espoir ! Non, un pays qui a connu l’ignominie stalinienne, l’abjection du goulag et la chape de plomb de l’état soviétique ne se retrouve pas armé pour éviter que l’horreur ne se reproduise. Non, un peuple brimé, torturé, humilié, trompé ne trouve pas dans ses malheurs une force supplémentaire pour être meilleur, il ne fait que s’enfoncer d’un cran dans l’avilissement, la lâcheté et la cruauté. Les justes disparaissent, les faibles sont suppliciés, les intègres fracassés, et ne surnage que la lie. Hier l’arbitraire soviétique, aujourd’hui l’arbitraire du profit. Décors différents certes, pièce légèrement retouchée, acteurs renouvelés, mais dans le fond l’auteur reste le même - sans imagination, sans talent, ici comme ailleurs : l’humanité, atroce parasite dont on comprend mal la véhémence avec laquelle il s’accroche vu la constante médiocrité des services rendus.

Chaiev
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le 20 sept. 2016

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