Difficile de résister à l’envie de reproduire l’incipit, vision d’enfer de La Comédie humaine : « Un des spectacles où se rencontre le plus d’épouvantement est certes l’aspect général de la population parisienne, peuple horrible à voir, hâve, jaune, tanné. Paris n’est-il pas un vaste champ incessamment remué par une tempête d’intérêts sous laquelle tourbillonne une moisson d’hommes que la mort fauche plus souvent qu’ailleurs et qui renaissent toujours aussi serrés, dont les visages contournés, tordus, rendent par tous les pores l’esprit, les désirs, les poisons dont sont engrossés leurs cerveaux ; non pas des visages, mais bien des masques : masques de faiblesse, masques de force, masques de misère, masques de joie, masques d’hypocrisie ; tous exténués, tous empreints des signes ineffaçables d’une haletante avidité ? Que veulent-ils ? De l’or, ou du plaisir ? » (p. 1039 en « Pléiade »).

De fait, il me semble que La Fille aux yeux d’or – mais c’est peut-être le cas pour toute l’« Histoire des Treize » – est l’un des récits qui montrent le mieux à quel point La Comédie humaine permet des dizaines d’autres récits potentiels (1). Beaucoup des longueurs dont on fait parfois grief à Balzac n’auraient d’autre but que de signifier : regardez, cette rue dont je retrace brièvement l’historique a abrité des centaines d’intrigues similaires à celle qui vient ; et la biographie de ce personnage que j’expédie en une demi-page pourrait donner lieu à une douzaine de romans (d’ailleurs, certains ont leur propre roman)… Et de temps à autre le narrateur est près de théoriser cela, comme avec l’évocation de Paris qui ouvre ce roman.


Évocation de Paris ou plongée dans Paris : La Fille aux yeux d’or est un récit souterrain. L’intrigue est souterraine. Les scènes majeures sont des scènes d’intérieur. On est dans le royaume de l’équivoque ou du non-dit, du clandestin : de cela, Balzac a conscience et se délecte. « On nous parle de l’immoralité des Liaisons Dangereuses, et de je ne sais quel autre livre qui a un nom de femme de chambre ; mais il existe un livre horrible, sale, épouvantable, corrupteur, toujours ouvert, qu’on ne fermera jamais, le grand livre du monde, sans compter un autre livre mille fois plus dangereux, qui se compose de tout ce qui se dit à l’oreille, entre hommes, ou sous l’éventail entre femmes, le soir, au bal » (p. 1097 en « Pléiade »), fait-il dire à Henri de Marsay.

Évidemment, les personnages ne savent pas lire ce « grand livre du monde », ou le lisent mal, ou trop vite, ou trop tard, ou ne cherchent même pas à le comprendre. De Paquita, qui donne son titre au roman, il est dit qu’« elle riait d’un rire convulsif, et ressemblait à un oiseau battant des ailes ; mais elle ne voyait rien au-delà » (p. 1091). Quant à Henri de Marsay, qui la convoite, il explique à son ami Paul de Manerville : « Que veux-tu ? la volupté mène à la férocité. Pourquoi ? je n’en sais rien, et je ne suis pas assez curieux pour en chercher la cause » (p. 1097).

Il n’était pourtant pas loin… Davantage de curiosité lui eût évité une déconvenue majeure. Et le lien qu’il établit entre volupté et férocité n’est qu’une des manifestations de la « tempête d’intérêts » citée en introduction.


Ce quiproquo amoureux qui sous une autre lumière eût fourni un vaudeville tout à fait passable – tiens, encore un récit possible ! –, Balzac le transforme en chose souterraine pas si éloignée des histoires noires vaguement orientalisantes du XVIIe et surtout du XVIIIe siècles. Il n’est certes pas plus Sade que Sacer-Masoch (voir ma critique de La Duchesse de Langeais), et ce n’est certes pas le premier écrivain à écrire que « la volupté mène à la férocité » (2), ni même à avoir l’œil qui pétille en évoquant une femme qui fait passer un homme pour une femme aux yeux d’une femme qui tient un rôle d’homme – tonton Patrick me tape sur l’épaule en me disant « Ouais, enfin c’est un plan cul à trois avec deux gouines, quoi ! »

Mais enfin c’est une autre variation réussie autour de la série de masques animés que constitue La Comédie humaine.


(1) J’étais tout fier d’avoir trouvé ceci tout seul, comme un grand, et voici qu’en relisant mes notes je trouve ceci, tiré de la postface de Balzac lui-même : « Quoique chacun des Treize puisse offrir le sujet de plus d’un épisode, l’auteur a pensé qu’il était convenable et peut-être poétique de laisser leurs aventures dans l’ombre » (p. 1112, c’est moi qui souligne).

Et un autre passage où c’est un personnage qui propose à un autre un de ces récits possibles : « Si je suis esclave, je suis reine aussi. Je pourrais t’abuser par des paroles, te dire que je n’aime que toi, te le prouver, profiter de mon empire momentané pour te dire : “Prends-moi comme on goûte en passant le parfum d’une fleur dans le jardin d’un roi.” Puis, après avoir déployé l’éloquence rusée de la femme et les ailes du plaisir, après avoir désaltéré ma soif, je pourrais te faire jeter dans un puits où personne ne te trouverait, et qui a été construit pour satisfaire la vengeance sans avoir à redouter celle de la justice, un puits plein de chaux qui s’allumerait pour te consumer sans qu’on retrouvât une parcelle de ton être. Tu resterais dans mon cœur, à moi pour toujours » (p. 1090).

(2) Chez Sade, c’est tout aussi bien l’inverse.

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le 2 févr. 2024

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