La Femme pauvre
8.4
La Femme pauvre

livre de Léon Bloy (1897)

Ni-bourgeois, ni-prolétaire, 100% réactionnaire?

S'il y a une chose que la France prouve par sa longue et étrange histoire politique, c'est qu'on peut très bien être anti-capitaliste et réactionnaire tout à la fois. Et je ne parle même pas de projets totalement capitalisto-compatibles comme le pétainisme ou le lepenisme. La littérature hexagonale regorge de figures conservatrices, royalistes, catholiques intégristes, autoritaires de toutes les couleurs et de toutes les formes: Barrès, Maurras, Claudel, Bernanos, Céline, Rebatet, même Alain Soral tiens... On pourrait peut-être même remonter à Baudelaire et Flaubert, à la fois ennemis jurés de la bourgeoisie napoléon-troisième et aristos prétentieux et velléitaires (et dans le cas de Gustave anti-communard virulent). Et la plupart ont en commun un anticapitalisme sincère même si inconséquent...


La particularité de Bloy est qu'il a réussi à faire une synthèse totalement idiosyncratique de la réaction monarchiste et ultramontaine, foncièrement anti-moderne et anti-démocratique avec un égalitarisme paupérisant typiquement gaulois venu de son passé de socialiste désabusé. La seconde tendance tempère la première et empêche son œuvre de devenir véritablement émétique (au contraire d'un Maurras donc). C'est aussi pourquoi Bloy défendit les causes les plus improbables pour un réactionnaire: Napoléon, les juifs, Louis XVII (il considérait Louis XVIII comme un usurpateur et le qualifiait de sac d'excrément...). Et c'est aussi cette tension qui est la grande force stylistique de son œuvre.


Elle prend son origine dans son expérience et son talent de polémiste et de satiriste. Si vous voulez rire un peu lisez ses pages sur la république par exemple:

La décrépitude originelle de cette bâtarde de tous les lâches est à
faire vomir. Jézabel de lupanar, fardée d’immondices, monstrueusement
engraissée de fornications, toute bestialité de goujat s’est assouvie
dans ses bras et elle ressemble à quelque très antique Luxure qu’on
aurait peinte sur la muraille d’un hypogée.

Elle se fonde ensuite sur son misérabilisme social-catho et de son sens indéniable du pathos. Certaines pages briseraient le cœur du banquier le plus endurci et son portrait d'une Clothilde tranquillement héroïque mais jamais trop fière que pour s'interdire de gémir est très poignant.

Ces deux forces s'exercent dans le style qu'il faut bien nommer pré-célinien car il faut sans doute attendre le Voyage pour lire quelque chose d'aussi radicalement moderne.


Malheureusement par contre, Bloy est un très piètre romancier et ne sait absolument pas tirer les ficelles d'une narration. Toutes ses œuvres souffrent des mêmes tares: quoiqu'écrits avec un style époustouflant, un sens du pathos sans pareil et une fièvre polémique brûlante, ses livres sont mal branlés, bancals, trop longs ou trop courts, répétitifs et auto-complaisants, sans souffle narratif et profondément frustrants. La première partie est infernale, les dialogues/monologues ne sont que de longues tartinades sur les thèmes de prédilection de l'auteur, on perd le fil de qui est qui parce qu'au final il ne sont que des avatars des ses marottes, c'est moralisateur... La deuxième est nettement plus satisfaisante puisqu'elle a pour avantage de se concentrer sur l'essentiel, à savoir le portrait de ses deux personnages principaux et de leur descente au purgatoire. Le style de l'auteur y est à son meilleur rendement, devenant vraiment déchirant par moment. Autant la première partie est beaucoup trop longue, autant celle-ci semble presque trop courte.


Bloy aurait pu être le Dostoievski français, il partage avec lui beaucoup de points communs: intégrisme religieux, misérabilisme, anti-modernisme malgré un style d'une modernité absolue, etc. Mais il n'a pas l'âme du romancier hélas, et ce n'est pas une surprise qu'il soit presqu'oublié aujourd'hui. La femme pauvre est un très beau roman raté, fiévreux et émouvant mais raté néanmoins. A l'image de la carrière de Bloy, donc...

Listening_Wind
7
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Créée

le 7 sept. 2022

Critique lue 89 fois

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