Nul n’est plus seul que l’être humain qui, dans la nuit dense et opaque, illuminée uniquement par les néons des magasins, erre sans but et se perd dans le silence assourdissant des ruelles vides. Cet être là, cherchant un sens à une condition qui n’en a pas, sait pertinemment à quel point sont insignifiantes ses pensées et ses questionnements et pourtant est incapable de taire son esprit. C’est bien cela qui définit l’être humain : expliquer l’inexplicable, mettre des mots sur l’indicible, justifier son existence. « Tout homme est fou, pensa-t-il encore, mais qu’est une destinée humaine sinon une vie d’efforts pour unir ce fou et l’univers… ? » Ce que Camus va appeler l’absurde quelque dix ans plus tard, Malraux l’a déjà cerné. La condition humaine est risible, la solitude universelle et la mort certaine qu’elle garantit rendent absurde toute vie humaine. Alors, que faire? Vivre?


Vivre pour quelque chose, pour quelqu’un, pour un groupe, une organisation, une nation, peu importe, l’impératif est de vivre.


Vivre dans l’espoir d’obtenir la plus grande liberté possible : voici comment ont voulu vivre ceux qui, en 1927, ont décidé de se rebeller contre le gouvernement chinois et ont joint les forces communistes. Précisons. Je dis : la plus grande liberté possible et non pas total puisque l’être humain n’est et ne sera jamais entièrement libre (la mort certaine qui l’attend le rend esclave de la vie), mais qu’il peut tout de même aspirer à une plus grande liberté en refusant d’être asservi par d’autres êtres humains. De ce fait, ceux qui adoptent le communisme, qui décident de vivre pour cette idéologie, y trouvent deux éléments capitaux : la justification de la condition humaine et l’union, bien qu’éphémère, des solitudes humaines.


Du besoin de donner sens à sa vie, chaque être humain y répond différemment, et ce, sans toutefois jamais en être satisfait. Que l’on opte pour la négation, l’acceptation ou l’explication, le malaise créé par la réflexion ne cesse de hanter et peut même aller jusqu’à aliéner les plus sains d’esprit. Comprendre et justifier une vie qui se couronne par la mort ne sont pas tâches simples. Pourquoi sommes-nous ici? Pour lutter contre les inégalités et instaurer une société égalitaire, nous répondra le communisme. Jusqu’à ce que le monde trouve son équilibre, nous devrons vivre. En effet, le communisme, dans chaque forme qu’il prend, octroie un but à celui qui y adhère. Ainsi, Tchen retrouve la justification de son existence dans le terrorisme, tandis que Kyo la voit dans la résistance et Clappique dans la mort glorieuse que lui offre le communisme.


L’être humain, malgré le fait qu’il partage sa condition avec le restant de l’humanité, reste une âme profondément seule. Les similarités de l’espèce humaine n’en font pas pour autant une espèce capable de se comprendre. Et même si la compréhension d’autrui pouvait être acquise, chose qui n’est pas impossible, elle ne serait pas suffisante pour éteindre le feu de solitude qui brûle au fond de chaque être. Mais à cela existe un remède qui, s’il n’éteint pas le feu, l’atténue tout du moins : la collectivité. L’union de plusieurs êtres n’efface pas la solitude certes, mais, à quelques moments succincts, permet de la faire endosser par la communauté. Ce ne sont plus des milliers de solitudes lorsque tous s’unissent sous l’étendard communiste, mais une grande solitude partagée qui allège, l’espace d’un instant, le poids de la condition humaine, terrible fardeau qui ne nous quitte vraiment que sur le lit de mort.


La mort, abordée crûment dans le puissant récit de Malraux, n’est pas que l’état des choses inanimées, elle est aussi l’état dans lequel vivent ceux qui ont assassiné par le passé. Une fois le sang versé, nous quittons le « monde des hommes » : toute notre vie n’est plus qu’un huis clos avec la mort qui pèse sur notre tête telle une épée de Damoclès. Il est impossible de savoir « combien le meurtre est solitaire » avant de l’avoir expérimenté. Reprenant la thématique qui sert de fil conducteur à l’histoire (la solitude), Malraux démontre que le meurtre isole celui qui le commet et décuple sa solitude.


« Rien n’était plus simple que de tuer. » Et pourtant rien ne pouvait plus hanter un individu que le meurtre.


Les nuits suspectes où aucun coup de feu n’est tiré, où le silence déchire l’air ambiant, où la ville semble retenir son souffle, prête à éclater à tout moment, l’espoir qui a depuis longtemps quitté les révolutionnaires : voilà ce qu’est La Condition humaine. Brillante réflexion sur l’éphémère des insurrections qui, dès qu’elles tardent trop, s’écroulent dans un grand boum, La condition humaine, grâce au style d’écriture dense et sec de l’auteur, restitue à merveille l’ambiance sombre et pesante qui flotte au-dessus de ses protagonistes. Avec une acuité exceptionnelle, André Malraux a su reproduire puis disséquer la composante la plus importante de l’être humain : la solitude, immortelle et indéracinable. Jamais un ouvrage n’aura su aussi bien traiter de la solitude humaine.


« Non, les hommes n’existaient pas, puisqu’il suffit d’un costume pour échapper à soi-même, pour trouver une autre vie dans les yeux des autres. »

mile-Frve
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le 25 avr. 2021

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Émile Frève

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