Le mois de mai est arrivé; la cerisaie est en fleurs. Les rayons de soleil emplissent la chambre d’enfants, celle qui fut autrefois si vivante et qui, désormais, amasse la poussière. Le temps est bon. Tout semble propice à un retour au pays des plus heureux. Seulement, l’ambiance est morose. Les retrouvailles sont certes joyeuses, mais dans la joie se cache un terrible spleen. Celui qui nous assaille quand, sans le vouloir, nous déterrons des souvenirs importuns, teintés de douleur : « On ne revient pas en arrière, les herbes ont envahi le sentier. » Aux émotions contradictoires et toujours très humbles, La Cerisaie, en de bien simples phrases, parvient à restituer ce sentiment inexplicable, tanguant entre gaieté et morosité, qu’on ressent parfois lorsque vient le temps de clore une partie de notre vie.
Les enfants, l’oncle, la femme de ménage, le commis, les valets, le marchand d’à côté, l’étudiant éternel : tous sont présents pour dire adieu à la Cerisaie, cette demeure familiale qu’ils ont tant aimée. C’est l’ultime réunion, la page est sur le point d’être tournée. Mais comment abandonner cet endroit qui nous est extrêmement familier et où sont enfouis des souvenirs par milliers? Comment, en ce cas-là, ne pas laisser la tristesse nous envahir? « Est-il possible que dans chaque cerise, dans chaque feuille, dans chaque branche de ce jardin, vous ne sentiez pas les êtres humains qui vous regardent, que vous n’entendiez pas leur voix? » Lente et funeste, l’introspection s’entame, forçant tout un chacun à ressasser le passé et rendant plus douloureux le départ définitif. Les non-dits s’accumulent, les dialogues ne se terminent jamais vraiment : tout est laissé en suspens, même la question de la vente de la maison pourtant cruciale semble ignorée. L’immobilisme est total, personne ne souhaite partir.
Abordée par l’entremise du vieux valet attendant impatiemment celle-ci, la mort s’immisce dans le décor. Inévitablement, la perte de la Cerisaie rappelle la mort d’un proche. C’est ainsi que, tous endeuillés, les membres de la famille cheminent vers le futur : « Adieu, la vieille vie! Bonjour, la vie nouvelle! » Illustrant différents stades de la vie humaine (de la jeunesse exaltée à l’acceptation de la mort en passant par les amours naïfs), Tchekhov échafaude un microcosme sentimental où les émotions fusent et changent d’une minute à l’autre, signe du chamboulement que traversent les personnages. « De toute façon, il faudra bien mourir. » Car toute chose se passe, même les maisons ne sont pas éternelles.
Hymne à la beauté et à la douceur de la vie, La Cerisaie est une histoire simple, dénuée d’artifices superfétatoires, qui tente de reproduire au mieux les sentiments humains et leur complexité. Gorgée de nostalgie et de regrets, la vie, condamnée à n’être qu’éphémère, comporte tout de même une certaine valeur : la beauté d’une période momentanée qui nous est donnée à vivre. « Voilà que la vie est passée… » La vie est passée sans qu’on ne s’en aperçoive. Mais n’est-ce pas mieux ainsi?
À la douce poésie, subtile et raffinée, La Cerisaie ébauche, durant ses quelques cent pages, une peinture de l’humanité où point un propos simple mais bouleversant : « Le voilà le bonheur. Et si nous ne le voyons pas, si nous ne savons pas le reconnaître, où est le mal? D’autres le verront. »
D’autres le verront. Alors, vivons. Peut-être ainsi pourrons-nous le voir, ce bonheur.