Ada Kazantzakis a seize ans. Elle est née et a toujours vécu à Londres, avec pour seule famille sa mère Defne – morte maintenant depuis un an – et son père Kostas. De l’histoire de ses parents, elle ne sait rien, si ce n’est leur origine chypriote, ce qui ne l’empêche pas d’en porter inconsciemment le poids. Pour comprendre cet héritage mystérieux qui la ronge à son insu, il lui faudrait remonter à 1974, lorsque la guerre civile à Chypre aboutit à la partition de l’île, et que la vague de haine et de violence condamne irrémédiablement l’amour qui lie Defne, jeune fille turque, à Kostas, garçon grec...


Comme toujours, Elif Shafak a su trouver l’angle et le ton pour faire de son évocation un texte aussi puissant qu’original, en tous les cas ardemment motivé par la défense des causes qui lui sont chères et qui lui font dire par l’un de ces personnages : « Il y a des moments dans la vie où chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poète, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles… Mais tu ne peux pas dire : “Désolé, je suis poète, je passe mon chemin." Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, d’inégalité, d’injustice. » Si on y retrouve aussi en filigrane la cause des femmes pour laquelle elle a déjà tant écrit, le combat qui porte ce livre est cette fois la libération de la parole sur le drame chypriote, un sujet qui ne va pas manquer, une fois de plus, de froisser la susceptibilité d’une patrie qu’elle a dû fuir en raison de sa libre expression de femme et d’écrivain.


Qui de mieux placé que l’auteur pour évoquer les déchirures de l’exil forcé, leur transmission de génération en génération d’immigrés, et, par dessus-tout, les ravages souterrains causés par les drames que l’on tente d’enfouir dans le silence d’un oubli illusoire ? Il en va de la guerre civile à Chypre comme du génocide arménien : l’histoire n’a toujours pas réussi à admettre toute la vérité, maintenant des générations dans un purgatoire où l’on ne cicatrise jamais. A Chypre, l’on cherche encore, près de cinquante ans après les heurts intercommunautaires, des milliers de disparus grecs et turcs qui continuent d’empêcher deuils et réconciliations. C’est sur cette perpétuation sans fin de la souffrance qu’insiste ce roman, dans un récit bâti sur une fascinante comparaison entre l’existence humaine et celle des arbres.


Nombreuses sont les observations marquantes et étonnantes qui émaillent la narration, sur l’histoire et la culture chypriotes bien sûr, mais aussi sur le milieu naturel de cette île. L’on s’y émerveille des incroyables migrations d’oiseaux et de papillons, l’on découvre avec stupéfaction le caviar de Chypre et son industrie massive du braconnage d’oiseaux, l’on y apprend avec consternation ce qui a rassemblé des milliers de bébés britanniques dans un cimetière chypriote… Mais surtout, le roman se nourrit de fascinantes constatations dendrologiques qui, un peu comme Michael Christie dans Lorsque le dernier arbre, permettent à l’auteur d’édifiantes illustrations relatives à l’épigénétique, à la transmission des traumatismes et à l’absolue nécessité de se souvenir pour guérir.


Plus que jamais « guerrière des mots », Elif Shafak ne laissera personne indifférent à ce brillant plaidoyer pour ce pré-requis à la réconciliation chypriote qu’est la libération de la parole. Ce roman bouleversant est aussi sans doute celui de l’auteur qui, au-delà de l’originalité de sa construction, se nourrit le plus d’observations aussi stupéfiantes que passionnantes. Coup de coeur.


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le 2 avr. 2022

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