C'est une malédiction dans le bon sens : quoi qu'il fasse, Perec touche en plein dans le mille. Aussi à l'aise dans le roman fleuve que dans l'introspection, dans la pochade que dans l'analyse sociologique, un pied dans le conceptuel et un pied dans l'émotion, il est comme ces jongleurs insouciants qui rajoutent toujours et toujours des balles à la ronde qui tourbillonne au dessus de sa tête, en riant.
"l'art et la manière d'aborder son chef de service..." est une retranscription en 90 pages d'un organigramme complexe qui tient pourtant, lui, en une page. Une retranscription foutraque, obsessionnelle, hilarante, inquiétante, de toutes les possibilités qui pourraient advenir le jour où l'on se décidera à prendre son courage à deux mains pour aller voir son chef de service afin de lui demander une augmentation. Tentative de tout dire en même temps, ce que justement ne saurait faire la littérature. Tentative épuisante d'épuisement du réel, en une seule et longue phrase sans ponctuation, sans fin, sans bords.
Comme tous les grands, Perec est resté un enfant, et a compris que le jeu est encore le meilleur moyen pour circonvenir les choses. Être sérieux sans se prendre au sérieux. Et parler de sujets graves (l'entreprise, la hiérarchie, la lâcheté, l'ennui, le temps perdu) avec une plume aiguë. "L'art et la manière", oui tout est dans le titre : pas d'art sans manière, et celle de Perec est éblouissante : tout en nuances, reprises, citations camouflées, impertinence, fulgurance du trait. Il étale devant nos yeux émerveillés une nappe bariolée, étourdissante, en nous susurrant mezzo voce que nous aussi nous vivons dans un jardin aux sentiers qui bifurquent ! Peu importe de nous y perdre, tant qu'on saura respirer à plein nez les fleurs bleues qui y poussent.
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