« l’hallucinante beauté de prendre conscience d’aimer ce que l’on aime »

De retour après une longue absence dans la maison familiale, « je », narrateur qui ne dira jamais son nom tant il est inutile aux yeux de ceux qui constituent son monde, attend le retour d’Antonio. Son frère, son amant, son tout, qui lui a pourtant dit adieu sept ans plus tôt.

Alors qu’il hésite entre renverser l’ambiance pesante de cette maison ou la laisser telle quelle, copie parfaite de ses souvenirs, cocon étouffant dans lequel il a grandi, « je » se rappelle. De cette enfance solitaire, errant dans une maison jaunie, comme inhabitée depuis des années. Inhabitée par ses parents-fantômes. Inhabitée par Clara, l’amie-gouvernante, qui a pourtant bien essayé d’y remettre un peu de cette vie qui les a tous quittés après la guerre civile, eux qui étaient dans le mauvais camp. Le père est absent. Toujours là mais toujours enfermé dans son bureau avec sa radio, « je » ne l’aperçoit ou ne l’entend que lorsqu’il reçoit ses trop rares clients.
La mère l’ignore, ou le déteste. Elle pensait pouvoir donner un nouveau sens à sa vie, s’établir dans un magnifique rôle de mère courage en exhibant de lieu de pèlerinage en lieu de culte le monstre aux yeux obstinément clos auquel elle avait donné le jour; elle s’est vu déçue au seizième jour après la naissance de « je » lorsqu’il s’est décidé à regarder enfin le monde autour de lui pour y rencontrer le regard déjà aimant de son frère. Elle se met en scène, au téléphone ou face à Clara, sans doute le reste de son éducation bourgeoise et «  je » l’observe, sa seule occupation alors qu’il attend patiemment que son frère rentre de l’école et le tire de cette ambiance de maison déjà morte, pour le tirer vers la vie. Il lui apprend à se laver, s’habiller, il lui apprend à lire, il lui apprend le monde, il lui apprend l’amour. Quand « je » sortira enfin, après treize ans, de cette maison dans laquelle on l’a enfermé, peut-être plus par oubli qu’autre chose, c’est encore dans les pas de son frère, à travers ses yeux qu’il découvrira le monde.

La poésie des yeux d’enfant nous dépeint l’univers – la maison - de « je » d’une façon tendrement sordide, nous décrit les étreintes incomprises mais adorées, « l’hallucinante beauté de prendre conscience d’aimer ce que l’on aime ». Poésie qui reste présente tout au long du récit, même si elle laisse place, petit à petit, à la force de la sexualité souvent subversive, parfois poétique, toujours crue. Les mots ne choquent pas mais les images pourraient. Et eux, alors ? Veulent-ils choquer ? Sans doute un peu. Volonté de différence, envie d’affirmer l’image de « monstre » qui plairait tant à la mère. Chaque tentative de sortir « je » de l’emprise de son frère par l’éducation, par l’église, est suivie d’une réplique qui ne laisse pas la place aux autres. Antonio construit un cocon pour lui et « je », il sera son monde, il lui trace leur vie. Le reste, ils s’en foutent.
Reste à « je » de comprendre le départ, reste à « je » de nous faire comprendre par son récit comment il l’a détruit, reste cet espoir de retour malgré tout attendu.

Un roman très bien écrit, porté par un style à la fois poétique et fantasque qui laisse tout passer, des « péchés » les plus tabous aux images les plus sordides. Je l’ai lu d’une traite, avec pour seule envie de comprendre ce « je » hors du monde et qui le subit pourtant de plein fouet. Et à peine fermé, cette furieuse envie de le rouvrir, de retrouver ces passages, ces formules si belles que je n’avais jamais croisées avant. Et dire que pour cet auteur espagnol, ce livre est son premier en français. Il pétrit notre langue et lui donne un goût nouveau, magique, alors que nous, natifs, parvenons à peine – et encore parfois - à en déceler les multiples parfums.
Nomenale
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le 6 avr. 2013

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