Enthousiasme pour cet auteur que j’ai découvert grâce à Réplique, sur France Culture, qui lui consacrait une émission. Prix Nobel de littérature quand même.


Une écriture simple et féconde, voilà qui est rare. Celle d’un autre Nobel, Camus, à son meilleur : celui de L’étranger, pas celui de La mort heureuse. Comme Camus, Coetzee produit un roman philosophique, genre dans lequel je range bon nombre de mes auteurs favoris : Dostoïevski, Gontcharov, Proust, Melville, St-Exupéry, Kundera, Steinbeck…


En 7 sept nouvelles écrites de loin en loin, entre 2003 et 2017, l’auteur évoque la fin de vie d’une écrivaine, Elizabeth Costello, et ses rapports avec sa progéniture. Ils sont deux, John et Helen, qui aimeraient bien amener leur mère vieillissante à se montrer « raisonnable », c’est-à-dire à rejoindre un EHPAD. Mais cette dernière n’est pas prête à se laisser dicter sa fin de vie…


Moi qui suis si attaché à la dimension subversive de l’art, je suis comblé car cette vieille dame est délicieusement corrosive. C’est dans les conversations qu’elle a avec John dans La vieille dame et les chats que cela apparaît le plus nettement. John est pragmatique, les arguments qu’il présente sont parfaitement raisonnables. Il ne peut accéder à l’esprit de sa mère pour qui ce qui compte est de « laisser à chaque âme une chance ». Page 105 :



Non, il n’y a pas de dieu. Mais au moins, dans le monde pour lequel je prie, chaque âme aura sa chance. Il n’y aura plus de créatures non nées attendant à la porte, pleurant pour entrer.



Et, plus loin, page 109 :



J’aurais pu choisir de ne pas m’engager auprès des chats du village. Je sais exactement à quoi ressemble ce sentiment de délibération et de décision, et combien il pèse peu. Ce dont je parle n’est pas affaire de choix. Il s’agit d’un consentement. Il s’agit de s’abandonner. Il s’agit d’un Oui dépourvu de Non. Ou tu sais ce que je veux dire ou tu ne le sais pas. Je ne vais pas continuer à m’expliquer plus longtemps.



C’est inutile en effet : les deux ne peuvent pas se comprendre. A quoi sert-il d’être pragmatique et rationnel lorsqu’on aborde l’ultime étape de sa vie ? N’est-ce pas là que l’idéalisme radical se justifie au plus haut point ? La vieille dame a ainsi recueilli chez elle un vieil exhibitionniste pour lui éviter l’hôpital psychiatrique, et elle voudrait faire ériger un abattoir de verre au beau milieu de la ville afin que chacun voie le traitement qu’on inflige aux animaux. A l’âme des chats répond, en toute fin d’ouvrage, celle des poussins.



Je ne peux pas me défaire de cette image, John. Ces milliards de poussins nés dans ce monde magnifique, à qui nous accordons la grâce d’un jour de vie avant de les réduire en pâte parce qu’ils sont du mauvais sexe, parce qu’ils ne cadrent pas avec le business plan. (…)
C’est pour eux que j’écris. Leur vie fut tellement brève, si facile à oublier. Je suis l’unique être de l’univers qui se souvienne encore d’eux, si nous mettons Dieu à part. Après mon départ, il n’y aura que du vide. Comme s’ils n’avaient jamais existé. C’est pourquoi j’ai écrit sur eux, et pourquoi je voulais que tu lises les papiers. Pour que je te transmette, à toi, leur souvenir. C’est tout.



Voilà qui dit bien l’angoisse de celui qui disparaît et voit ce à quoi il tient destiné à sombrer dans l’oubli. Pas sûr que John permette la transmission souhaitée…


Les animaux sont présents en filigrane tout au long du roman : on a déjà parlé des chats et des poussins, il y a aussi un chien, qui ouvre le livre. Une femme s’interroge sur l’agressivité d’un chien lorsqu’elle passe devant une maison dans la rue, elle décide de tenter une démarche auprès des propriétaires. Mais là aussi, ceux-ci ne sont pas dans la même sphère, le dialogue ne peut s’établir.


Lorsqu’il ne s’agit pas d’animaux, il s’agit d’animalité. Dans Une histoire, une femme heureuse en ménage s’imagine avoir un amant. Une expérience purement physique, dénuée de toute considération intellectuelle ou morale. Elle n’en ressent aucune culpabilité, cela ne relance pas sa relation à son mari comme dans la nouvelle de Robert Musil. C’est simplement une aventure, au sens fort du mot, qui a un début et une fin, et qui laissera une trace.


Dans Vanité, c’est Tchekhov qui est convoqué. John et Helen s’inquiètent du regard que les passants, les passants hon-nê-teux, porteront sur leur mère qui s’est fait teindre les cheveux. Là aussi, la vieille dame ne cherche qu’à vivre une dernière expérience, sentir un regard neuf sur elle. Ses deux enfants n'y voient que vanité déplacée.


Dans la nouvelle suivante, Une femme en train de vieillir, leur mère est passée de 65 à 72 ans. Elle déplore tout un tas de choses (jusqu’au mot lui-même tombé en désuétude), a la nostalgie de la boue, se sent à l’automne de sa vie. Ses deux enfants discutent avec elle. Elle raconte l’histoire d’un vieil homme qui fait appel à une call girl, une jeune femme qu’il retrouve par hasard dans l’entreprise où il a accepté un nouveau poste. D’autres animaux apparaissent : une araignée d’eau, un coucou. Cette nouvelle est la plus mélancolique. Car l’esprit d’Elizabeth oscille entre une clairvoyance, qui échappe à sa progéniture trop cartésienne, et un vague à l’âme envahissant, lié à la perte de ses facultés.


Mensonges évoque l’impossibilité pour John de dire clairement à sa mère : la vérité c’est que tu es en train de mourir. Il aimerait que sa mère s’abandonne à l’idée de mourir, qu’elle se remette entre ses mains et entre celles de sa sœur Helen. Une sorte de grand Oui, comme celui que la vieille dame évoquait dans une autre nouvelle, mais orienté autrement. On retrouve l’impossible accord : John et Helen voudraient que la fin de vie de leur mère « se passe bien ». Elizabeth, elle, entend achever sa vie dans la fidélité à ses convictions et surtout expérimenter ce qui suscite en elle encore un désir, une faim. Au stade où elle est, c'est ce grand Oui-là qui l'intèresse.


Tout cela se cristallise, si j’ose dire, dans la nouvelle éponyme, L’abattoir de verre (cette seule image est d’une grande puissance). Elizabeth est en révolte quant au sort que nous faisons subir aux animaux d’élevage, et elle refuse de regarder la question avec un esprit humain. Elle revendique le droit, puisqu’elle n’a plus que peu à vivre, de se ranger du côté des poussins.


Je le lui accorde sans hésiter. Bien sûr, Elizabeth n’est pas ma mère. C’est plus simple pour moi que pour John.


7,5

Jduvi
8
Écrit par

Créée

le 16 mars 2022

Critique lue 49 fois

Jduvi

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