C'est un ouvrage un poil ardu tant il fait le vœu d'être exhaustif sur la vie de Jacques Rigaut, c'est le défaut principal que je lui donnerai. A viser la consignation systématique de tout ce qu'on sait de lui, la lecture peut frôler l'indigestion. J'ai beaucoup espacé mes sessions de lecture, mais je me suis surprise à lire les trois derniers quart (soit la quasi intégralité) en trois jours, hypnotisée par Jacques et sa superbe nonchalance face à la vie.

Je ne sais plus trop comment je suis tombée sur ce personnage, mais Jacques Rigaut m'a tout de suite intrigué. Ses Ecrits m'ont complètement fasciné : sur le fil du rasoir entre une vie mondaine effrénée et le vertige de la mort, ce dandysme naturel qui le rend insaisissable, cette mort-vocation qu'il accomplit à trente ans, la légende du Feu Follet qu'a construit Drieu de la Rochelle... il est un personnage romanesque au cœur d'une époque mythique, et on a envie de sonder son âme, et de dépecer son cadavre. Et on a si peu de matière... J'ai donc attendu avec impatience cette biographie.

De ses propres mots, J.R. portait son suicide à la boutonnière, alors comment l’arrêter ? 500 pages de biographie précise et monumentale pour une trajectoire météore : Jean-Luc Bitton y a passé quinze ans, c'est la moitié de ce qu'a vécu Jacques Rigaut.

"Je suis un homme qui cherche à ne pas mourir" disait-il aussi, et nous cherchons par les dizaines de témoignage laissés de ses amis, à comprendre sa mort.

Plus l'ouvrage se déploie, et plus le mystère Rigaut me semble insondable. Jean-Luc Bitton, en biographe consciencieux, évite les analyses psychologisantes, et on peut regretter l'absence de romanesque, dans une vie qui ne devait pas en manquer. Le travail réalisé est gigantesque : on se délecte de millier de détails, on bute parfois en se demandant si un tri ne serait pas nécessaire. Mais après tout, cette somme ne devrait-elle pas être l'ouvrage définitif pour dire qui a été Rigaut ? Un jeune homme élégant, cynique mais charmant, souriant mais probablement dépressif, d'une gentillesse sans égale, mais sans aucun sens des responsabilités qu'on peut attendre d'un jeune adulte... Fragile et tragique, surement un peu pleutre et sans aucun doute frivole... Une fois qu'on a dit ça... Sans réponse claire, et arrivé au jour fatal de son suicide, en novembre 1929, on hésite dans les explications finales : homme brisé par le nihilisme ? Désintéressé par la vie ? Ou frondeur face à la mort ? Pur dadaïste ? Ou immense dépressif ? Les deux ? Ou une posture bien adéquate pour justifier un terrible mal de vivre ? Je n'ai pas décidé, et il me semble que le mystère de sa psychologie n'a toujours pas été percé, et que 500 pages plus tard, elle m'échappe encore.

Plus les gens parlent de lui (et Dieu sait qu'il en a produit, des commentaires !), et moins on le saisit. N'est-ce pas le pied de nez ultime d'un homme qui ne voulait pas faire de Littérature, mais se retrouve édité dans la collection Blanche de Gallimard ; d'un homme qui n'a jamais participé au mouvement surréaliste mais qui y est cité de toute part ;d'un homme qui méprisait les aliénations de la vie réelle, mais dont les faits et gestes finissent consigné au presque jour près dans une biographie hommage ? Que penserait Rigaut de tout ça ? Ce portrait scrupuleux montre en tout cas à quel point Jacques est loin d'être une valise vide, mais un être attachant, pas préparé à exister.

aaiiaao
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Un livre, une citation et Génération perdue à la française

Créée

le 3 nov. 2023

Critique lue 3 fois

aaiiaao

Écrit par

Critique lue 3 fois

Du même critique

Les Sentiments du prince Charles
aaiiaao
9

Critique de Les Sentiments du prince Charles par aaiiaao

Alors quelques (touts petits) chapitres sont moins réussis que d'autres mais globalement j'ai eu pas mal de révélations en lisant cette bd, ça m'a retourné sur certains points. Elle est très...

le 23 nov. 2016

23 j'aime

Moi les hommes, je les déteste
aaiiaao
7

Critique de Moi les hommes, je les déteste par aaiiaao

Propulsé très probable best-seller de la rentrée grâce à la médiocrité d'un homme, quelle joie de contribuer à la visibilité de ce petit essai ! Humble mais efficace, il remet implacablement les...

le 4 sept. 2020

19 j'aime

14

L’Amie prodigieuse
aaiiaao
6

Critique de L’Amie prodigieuse par aaiiaao

J'ai un sentiment mitigé sur L'Amie prodigieuse car il m'a beaucoup touché à certains moments mais aussi laissé indifférente à beaucoup d'endroits. Elena et Lila vivent dans un quartier pauvre de...

le 19 mars 2017

19 j'aime