Ou comment prendre des libertés avec le style du roman pour mieux se moquer du style lui-même : ici, aucune péripétie n'a de résolution, un récit en cours est interrompu par un événement absurde ou par l'auteur lui-même, les personnages se confondent tous dans une petitesse et une mesquinerie affligeante (surtout les nonnes et les curés), etc.

Diderot violente son lecteur en le prenant à parti et en rappelant constamment la règle numéro un du style même du roman : c'est un univers clos dans lequel le lecteur accepte de se plier aux exigences de l'auteur, de suivre aveuglément ce qu'on lui raconte.
"Autant dégonfler ce principe un peu rigide avec humour", a du se dire le philosophe : aucune réelle immersion ni aucune empathie envers ses personnages n'est possible puisque toute tension dramatique est irrémédiablement saccagée par une incise de l'auteur ou une digression dans laquelle ce dernier met en question jusqu'à l'intérêt de raconter une histoire en entier.

En définitive, cet enchevêtrement de dialogues (régulièrement une discussion est rapportée au coeur d'un premier dialogue), de narration et d'invectives pourrait faire tomber le livre des mains du lecteur. Néanmoins, la force de Diderot se trouve dans cette capacité à rendre le récit intéressant et à donner envie d'en connaître le dénouement, malgré la promesse d'un final volontairement bâclé ou d'une nouvelle interruption à venir. On se prend à attendre la prochaine incise de l'auteur de pied ferme et à rire des prétextes toujours plus fumeux trouvés par ce dernier pour rendre son récit le plus décousu possible. Point d'orgue de ce torrent d'ironie subtile, Diderot, dans un final qu'il décrit comme commandé par son éditeur, accuse carrément Laurence Sterne de plagiat, alors que Tristram Shandy est sans nul doute l'oeuvre qui influence de bout en bout la rédaction de son roman !

Pour résumer, Jacques le fataliste est un livre savoureux pour son style et l'enthousiasme suscité par ses personnages, mais aussi une oeuvre complexe et déstabilisante. De même que les gags les plus potaches côtoient les réflexions philosophiques du valet et de son maître, les interventions déjantées de l'auteur au sein même du récit contrebalancent les épisodes narratifs les plus absurdes, pour le grand plaisir d'un lecteur bien réveillé.
T_wallace
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le 14 févr. 2011

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T_wallace

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