Plongée dans le Harlem des années soixante

Deux fois couronné du Prix Pulitzer, Colson Whitehead change de genre avec cette fois une histoire de gangsters au coeur de Manhattan. Au rythme dansant d’une vieille chanson de R’n’B adaptée par les Rolling Stones dont il fait le titre de son roman, il nous emmène dans le Harlem des années soixante, quartier noir marqué par la pauvreté et la criminalité, foyer de la lutte pour l‘égalité des droits civiques, mais aussi de la culture afro-américaine.


Marié et père de famille, Ray Carney est propriétaire d’un magasin de meubles sur la célèbre 125e rue. Ce fils de malfrat, bien décidé à rompre avec l’exemple paternel, rêve de respectabilité et cultive deux ambitions : accéder à un logement plus décent que leur petit appartement coincé au ras du métro aérien, et déjouer le mépris de sa belle-famille de condition bourgeoise et à la peau plus claire. Pour se donner un petit coup de pouce et parce qu’il ne sait rien refuser à son cousin Freddie, éternel abonné aux quatre cents coups, il accepte quand même de jouer les receleurs, pensant se maintenir, à force de discrétion précautionneuse, à la lisière du tissu de trafics et de petits crimes qui sous-tend la vie du quartier.


C’est sans compter les entreprises de plus en plus hasardeuses de l’incorrigible Freddie. Embarqué dans un casse foireux, le voilà qui se retrouve dans le collimateur de la pègre, puis, une aventure en appelant une autre, aux prises avec des adversaires toujours plus puissants et dangereux. Des petites frappes aux requins de la finance et de l’immobilier, en passant par les policiers et les banquiers corrompus réclamant leurs enveloppes, tout le monde trempe plus ou moins dans l’illégalité au gré de ses intérêts, derrière les façades respectables des avenues bourgeoises comme dans les rues les plus mal famées.


Tout l’art de Colson Whitehead consiste à peindre par petites touches, non pas un univers du crime spectaculaire et sensationnel, mais une réalité tristement et ordinairement entachée d’une délinquance à bas bruit, chacun cherchant à tirer son épingle du jeu dans le quotidien sans éclat d’un quartier en déliquescence. Ainsi, en filigrane du parcours chaotique des personnages, au fil de mille détails authentiques et soigneusement choisis, se révèle peu à peu le véritable sujet du livre : une peinture d’un Harlem alors en cours de ghettoïsation, ses bâtiments de plus en plus délabrés et insalubres, ses commerces progressivement abandonnés, la bourgeoisie noire laissant la place à une population nettement plus déshéritée, frappée par la ségrégation, le chômage et la pauvreté, dans un contexte favorisant la circulation de la drogue, la violence et la criminalité. Ne manquent pas au tableau les mouvements de contestation qui se mettent à secouer le quartier, comme après le meurtre d’un adolescent par un policier en 1964.


Bien plus que pour son action tragi-comique autour d’un personnage champion de la nage entre deux eaux, c’est pour l’exactitude et la vivacité de son évocation d’Harlem, ville dans la ville, que l’on appréciera ce roman truffé de détails socio-historiques colorés et marquants. En attendant la suite prévue pour cet été aux Etats-Unis et pour 2024 en français, l’on pourra poursuivre le voyage à New York en compagnie d’un autre grand amoureux de cette ville, avec lequel l’on pourra être tenté d’établir un parallèle : Colum McCann - Les saisons de la nuit, ou Et que le vaste monde poursuive sa course folle.


https://leslecturesdecannetille.blogspot.com

Cannetille
8
Écrit par

Créée

le 12 juil. 2023

Critique lue 229 fois

4 j'aime

3 commentaires

Cannetille

Écrit par

Critique lue 229 fois

4
3

D'autres avis sur Harlem Shuffle

Harlem Shuffle
ngc111
7

Plongée dans le Harlem des années 60

Carney n'est pas un voyou, juste un peu filou. C'est comme ça que le personnage principal de Harlem Shuffle nous est introduit. Bien sûr il revend des choses "tombées du camion" mais guère plus que...

le 31 janv. 2023

2 j'aime

2

Harlem Shuffle
Cinephile-doux
7

Toutes les nuances du noir

1959, 1961 et 1964 : trois repères temporels dans une même ville, Harlem, sertie au cœur d'une autre, New York, pour un roman à la parfaite fluidité. Le livre de Colson Whitehead est un bijou et un...

le 9 janv. 2023

1 j'aime

Harlem Shuffle
Cortex69
5

Black mic-mac

Après avoir été plus qu’emballé par les deux précédents romans de Colson Whitehead – tous deux récompensés par le prestigieux prix Pulitzer –, je me suis jeté sur Harlem shuffle, le nouveau livre de...

le 3 janv. 2023

1 j'aime

Du même critique

Le Mage du Kremlin
Cannetille
10

Une lecture fascinante

Lui-même ancien conseiller de Matteo Renzi, l’auteur d’essais politiques Giuliano da Empoli ressent une telle fascination pour Vladimir Sourkov, « le Raspoutine de Poutine », pendant vingt ans...

le 7 sept. 2022

17 j'aime

4

Tout le bleu du ciel
Cannetille
6

Un concentré d'émotions addictif

Emile n’est pas encore trentenaire, mais, atteint d’un Alzheimer précoce, il n’a plus que deux ans à vivre. Préférant fuir l’hôpital et l’étouffante sollicitude des siens, il décide de partir à...

le 20 mai 2020

15 j'aime

7

Veiller sur elle
Cannetille
9

Magnifique ode à la liberté sur fond d'Italie fasciste

En 1986, un vieil homme agonise dans une abbaye italienne. Il n’a jamais prononcé ses vœux, pourtant c’est là qu’il a vécu les quarante dernières années de sa vie, cloîtré pour rester auprès d’elle :...

le 14 sept. 2023

14 j'aime

6