Drieu et moi ne partageons pas grand chose, hormis une passion pour les jolies femmes et le fascisme. Aujourd’hui ce type est un proscrit, moins que Céline, peut-être parce que notre ami Pierre n’a pas révolutionné-la-langue-française-grâce-à-un-ouvrage-tel-que-voyage-au-bout-de-la-nuit (ceci est une formule sans vie désormais, aucunement un constat susceptible d’évoluer).

Avant de vous parler de ce roman fabuleux, je veux juste mettre les points sur les « j ». Drieu La Rochelle je l’ai découvert assez tard, au gré de mes études, mais surtout depuis que je me suis mis à lire la Nouvelle Revue d’Histoire et les très bons articles qu’elle consacre à sa pensée politique. Lorsque l’on voit une femme nue, avec un sein atrophié, on ne peut effacer ce tableau sordide de son esprit, même si ladite donzelle s’est parée de son accoutrement le plus grandiose. Métaphore voulant signifier que l’auteur de « Rêveuse Bourgeoisie », je l’ai tout d’abord abordé par son flan idéologique, européen et fascisant (sans toutefois le considérer à 100% comme un fasciste, il est plus complexe). C’est pour cela que ma lecture de « Gilles » s’est faite à la lumière de l’engagement politique de Drieu : le soutien au révolutionnarisme de droite, antilibéral et anticapitaliste. Un point de vue médiocre, qui deviendrait satisfaisant s’il se liait à une approche purement littéraire.

La clef de ce roman est une date : 1918. La fin de la grande boucherie intereuropéenne, le glas de la prospérité et du sacrosaint « progrès ». L’ère du scepticisme a sonné ! C’est aussi l’ère du rien, Gilles est un pessimiste à la recherche d’une charpente capable de le soutenir alors qu’il revient exalté du feu. Le Gilles, qui EST Drieu (il suffit de lire sa préface pour s’en rendre compte) fait partie de ces « martelés et ciselés, mais aussi brandisseurs de marteaux, manieurs de ciseaux, forgerons et acier tout ensemble, poigne et geyser d’étincelles, martyrs de nos propres actes, poussées par nos propres pulsions » (Jünger), mais en plus mou. Oui, l’auteur est sincère en s’illustrant comme un individu désenchanté, errant dans le beau Paris de la crétinerie révolutionnaro-bourgeoise. Les dadaïstes ne bénéficient nullement d’un traitement de faveur, dépeints comme des gamins bien bavards, incapables pourtant d’aller au-delà de leur rhétorique spectaculaire. Impressionnant est le bazar imaginaire, décrit par le narrateur, pendant lequel Gilles est rendu responsable du suicide de Paul Morel. Significative est sa défense : « Vous êtes des lâches et des impuissants, de misérables petits clercs, des petits moines en robe. Incapables de risquer quoi que ce soit vous-mêmes, vous avez seulement inventé de pousser devant vous, avec une froussarde cautèle, ce pauvre petit Paul. » Bref, « ces petits intellectuels étaient les dernières gouttes de sperme arrachées à ces vieillards avares qui refermaient, sur leurs agonies rentières, les rares portes encore battantes ». Je pourrais tout citer, tellement ces pages sont belles, pleine de fiel sublime, mais je dois parler de « décadence ».

Décadence de la France, c’est le leitmotiv du roman. Le domaine de la politique, passé au crible par Drieu, m’a absolument régalé. La caricature du marxiste vulgaire qu’il nous pond avec le « gros Lorin » est catastrophiquement géniale. Pas foutu d’aligner trois mots sans les joindre avec ceux de « dialectique », « prolétariat » ou encore « révolution », son galimatias fait rire.. Marxisant jusqu’au bout des ongles, prétendument marié à une ouvrière, en vérité couturière de luxe. Gilles est désespéré. Il l’est davantage dans la troisième partie du roman, L’Apocalypse – du nom du journal que Gilles et ses compagnons d’infortune fondent pour trouver, sans le dire, une troisième voie. En sachant que l’auteur s’est inspiré du propre papier qu’il a créé, « Les Derniers Jours », afin de réaliser cette troisième partie absolument grandiose pour comprendre et saisir les vues politiques de Drieu La Rochelle. La décadence, donc, c’est l’establishment radical, un ramassis de crétins politicards qui mènent la France au chaos, voire au rien. Affamé de noblesse et d’idéal, les ventres de la IIIeme République sont incapables de sustenter notre Pierre, dont le nietzschéisme politique - oui ça existe - transparaît totalement, pour notre plus grand bonheur (enfin si vous aussi vous ne pouvez blairer l’arrivisme et la médiocrité). Face à eux, Gilles/Drieu constate :

« Gilles connaissait les gros pontes, mais il avait ignoré jusque-là les innombrables silhouettes qui remplissent les préfectures, les sièges de députés et de sénateurs, les sous-secrétariats d'Etat et tant de prébendes et emplois. Ils étaient tous pareils ; tous bourgeois de province, ventrus ou maigres, fagotés, timides sous les dehors tapageurs de la camaraderie traditionnelle, pourvus du même diplôme et du même bagage rationaliste, effarés devant le pouvoir, mais aiguillonnés par la maligne émulation alors pendus aux basques des présidents et des ministres et leur arrachant avec une humble patience des bribes de prestige et de jouissance. »

La suite est pas mal non plus
:
« Gilles méprisait et haïssait de tout son coeur d'homme le nationalisme bénisseur, hargneux et asthmatique de ce parti radical qui laissait la France sans enfants, qui la laissait envahir et mâtiner par des millions d'étrangers, de juifs, de bicots, de Nègres et d'Annamites. »

Oups !

L’on voit également que le protagoniste rêve de régénérescence, mais il ne sait pas vraiment comme la produire. Un soir de février 1934, il comprend, tout le monde sait ce qu’il s’est passé ce jour-là, inutile de détailler (superbe description quoi qu’il en soit, que l’on retrouve moins romancée dans l’article « La confusion dans la nuit ». Communistes et nationalistes ont failli se tendre la main, ils n’ont pas su le faire, mais c’est l’illumination. Socialisme national, nécessité absolue de rompre avec tous les internationalismes, tous les matérialismes : « Le communisme en Russie, parce qu’il n’a point rétrogradé à la horde, rejoint l’américanisme, un idéal de production de fer-blanc. » (je tiens ça de ses textes politiques, sympathiquement publiés par les éditions Krisis en 2009). L’unique façon de rompre avec la modernité occidentale, c’est de la rompre elle-même, pour fonder quoi ? La modernité européenne. « Vous êtes fasciste, monsieur Gambier ». La ligne est franchie. « Et comment ! ».
Quelques mots sur l’épilogue, la partie la plus surprenante du livre. Qu’est-ce donc ? Un rêve d’action mûri en Drieu, ressortant sous la forme d’un bref épisode de la guerre civile espagnole ? Peut-être bien. La politique étrangère le passionnait après tout. Gilles, rexiste, se lance dans la poudrière espagnole pour servir les forces phalangistes. Beaucoup de tensions, d’incertitudes, de moments héroïques. Très étrange, vraiment. Au moins Drieu écrit pour la mémoire des idéalistes européens ayant combattu les « rojos » (on peut consulter « Les brigades internationales de Franco » de Sylvain Roussillon, paru en mars dernier, très bon ouvrage). L’on a d’ailleurs droit à un échange très intéressant entre Gilles, un Irlandais et un Polonais, sur la nature du fascisme et la façon dont il faut user de celui-ci pour conserver le « christianisme viril du Moyen-Âge ». Au risque de sacrifier l’Eglise en tant qu’entité politique. Gilles se sacrifie pour le fascisme, lui, au cours d’une attaque dont l’issue ne nous est pas révélée.

Un grand roman, vraiment.
Curzio_Majorczy
10
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le 20 nov. 2013

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