Le Désespéré
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Le Désespéré

livre de Léon Bloy (1887)

« Je vivrai donc sur ma vocation jusqu’à ce que j’en meure, dans quelque orgie de misère. Je serai Marchenoir le contempteur, le vociférateur et le désespéré, - joyeux d’écumer et satisfait de déplaire, mais difficilement intimidable et broyant volontiers les doigts qui tenteraient de le bâillonner. »

La fin du XIXe siècle, une République détestée se fait France contre le christianisme. Bloy, ce n’est pas un romancier catholique, mais un catholique qui écrit des romans. Ou plutôt un homme qui confectionne des bombes puantes pour les lancer à la face de ses adversaires. Et il en avait beaucoup, de tous les bords, de tous les genres, de sa naissance à sa mort en 1917. « Le désespéré » est le récit autobiographique de cet étrange hère qui passera sa vie dans une misère crasse, à hurler sa haine contre la stupidité bourgeoise, tout en chérissant les prostituées qu’il sort de leur misère et surtout en se dévouant au Christ avec une dilection surnaturelle. Mais ce n’est pas un sourire béat qui caractérise cet amour, absolument pas. Mais un torrent de larmes. Les pieds ensanglantés du Messie sont inondés, la face blême des pauvres également. Incroyable ouvrage ! Autant s’armer psychologiquement pour aborder pareil ovni littéraire qui, bien avant Céline, nous propose un récit décousu, vulgaire à souhait, partant dans tous les sens, où les dithyrambes religieuses côtoient les pires philippiques à l’encontre du « roman français » :

« Seulement, prenez garde. La salauderie n’est pas un refuge éternel, et je vois une gueule énorme qui monte à votre horizon. On souffre beaucoup, je vous assure, dans le monde cultivé par vous. On est sur le point d’en avoir diablement assez, et vous pourriez récolter de sacrées surprises… Dieu me préserve d’être tenté de vous expliquer la sueur de prostitution qui vous rend fétide. »

Tout le monde en prend pour son grade, les romanciers et journalistes bien entendu (Maupassant et Arthur Meyer n’ont pas la cote dans l’univers tourmenté de Bloy). Car jamais le journalisme ne s’est autant développé que durant ce XIXe siècle finissant. Les catholiques sont également victimes des invectives les plus hargneuses, car ils sont « mous », collaborateurs patentés de la République laïque, incapable de se tourner vers ces multiples Verbes incarnés, entendons les miséreux, ignorés dans une France pourtant au fait de cette déchéance sociale :
« Tant que ces choses seront vues sous la coupole des impassibles constellations, et racontées avec attendrissement par la gueusaille des journaux, il y aura – en dépit de tous les bavardages ressassés et de toutes les exhortations salopes, - une gifle absolue sur la face de la Justice, et, - dans les âmes dépossédées de l’espérance d’une vie future, - un besoin toujours grandissant d’écrabouiller le genre humain. »

Et puis, comment ne pas vouloir prendre de la hauteur par rapport à la sombre histoire de Caïn Marchenoir et de sa Véronique Cheminot (en réalité Anne-Marie Roulé, une des égéries de Léon Bloy) pour admirer, tout simplement, le style, cette plume formidable qui puise admirablement dans le parler français. L’expression est élégante pour illustrer, paradoxe, les tableaux les plus insoutenables mais qui ont, malgré tout, leur beauté :

« C’est que l’indifférence de la multitude est un désert plus sûr que le désert même, pour ces cœurs altiers qu’offense la salissante sympathie des médiocres. Puis, sa double vie affective et intellectuelle avait réellement débuté dans ces amas d’épluchures, où des chiens, - probablement crevés, aujourd’hui, - s’étaient étonnés, naguères, de le voir picorer sa subsistance. »

C’est bien le roman sombre par excellence, c’est aussi l’excellent roman avec lequel doit être abordée l’œuvre romanesque de Léon Bloy. Tous ses thèmes de prédilection - suscitant aussi les pires ires – y sont rassemblés. Un auteur atypique, violent, se complaisant dans la fange pour effrayer les biens nés. Cynique peut-être, c’est un chien galeux, mais qui a aussi côtoyé la fine-fleur du décadentisme français : Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans. Et il a eu ses épigones, au premier rang le grand Georges Bernanos qui s’inspirera de son style pamphlétaire pour faire l’apologie de Drumont et le portrait-charge d’une France déspiritualisée, dans « La Grande Peur des Bien-Pensants ».

Pamphlétaire… Voilà comment Léon Bloy met en pièce un de ses adversaires (en l’occurrence, le journaliste Albert Wolff) :

« Quant au visage, ou, du moins, ce qui en tient lieu, je ne sais quelles épithètes pourraient en exprimer la paradoxale, la ravageante dégoûtation. […] Wolff est le monstre pur, le monstre essentiel, et il n’a besoin d’aucune sanie pour inspirer l’horreur. Il lui pousserait des champignons bleus sur le visage que cela ne le rendrait pas plus épouvantable. Peut-être même qu’il y gagnerait… »

Pour ceux qui voudraient plonger dans ce bijou, préférez l’édition GF Flammarion, elle contient un bon dossier, des tas de notes, les chronologies de Bloy et Roulé, etc.

A lire également :

« Exégèse des lieux-communs » : http://www.hibouc.net/lib/bloy-exegese-1.pdf
Curzio_Majorczy
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le 20 nov. 2013

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