Les Maîtres du Fantastique N°2 : Prométhée(us) selon Mary Shelley


Calme-toi ! Je te supplie de m'entendre avant de donner libre cours à ta haine à l'encontre de cette tête vouée à l'infortune. N'ai-je donc point assez souffert, pour que tu cherches à me rendre encore plus malheureux ? La vie m'est chère, bien qu'elle ne soit peut-être qu'une accumulation d'angoisses, et je la défendrai. Souviens-toi que tu m'as fait plus fort que toi ; je suis d'une taille supérieure à la tienne ; mes articulations sont plus souples. Mais je ne veux pas être tenté de m'opposer à toi. Je suis ta créature, et je veux même être doux et docile envers celui qui, par nature, est mon seigneur et mon roi dès lors que tu acceptes aussi de jouer ton rôle est de faire ton devoir envers moi.



Je suis abonné à la collection "Les Maîtres du fantastique" par The Classics Collection, qui propose pas moins de 60 romans tirés des pionniers du fantastique du XIXe siècle qui en brisant les conventions de leur époque sont à l'origine d'une nouvelle forme narrative qui encore aujourd'hui ne cesse de nous étonner tant l'imagination déployée est extraordinaire. Des écrivains visionnaires qui à travers la science-fiction, le fantastique, l'horreur et le merveilleux ont instauré les codes d'aujourd'hui en bouleversant au passage ceux de leur temps, ne cessant de nous bousculer et de nous questionner en explorant les peurs profondes de l'humanité. Des classiques de la littérature considérés comme de véritables joyaux du fantastique illustré à travers des livres magnifiquement soignées. Il faut le reconnaître cette collection à de la gueule avec des couvertures d'une beauté étonnante dont l'illustration est directement inspirée des prestigieuses éditions d'époque avec un marquage au fer à dorer qui offre beaucoup d'élégances aux ouvrages de la collection. On retrouve également à l'intérieur des livres des illustrations et frontispices originaux réalisés avec soin par les plus grands artistes d'époque contribuant à faire de chaque ouvrage des pièces uniques luxueuses et distinguées. J'entreprends de lire et de critiquer tous les livres dans leur ordre de parution.



Pour le numéro 2, place à Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley ##



En 1816, Lord Byron s'inscrit à un concours d'histoires de fantômes dans lequel il convie l'écrivain Percy Shelley accompagné de sa femme Mary Shelley qui participera également en tant que novice. C'est ainsi que les premières idées de Frankenstein verront le jour et que 9 mois après l'histoire du Prométhée moderne prit entièrement forme pour une sortie en 1818. Une parution dans un premier temps discrète que Mary Shelley ne gratifia même pas de son nom, le roman étant sorti anonymement pour une impossibilité d'utilisation de son nom. À ce moment-là, l'anticonformisme de Mary Shelley avec son mythe contemporain désenchanté est très loin d'imaginer à quel point cette œuvre changera la donne avec une surexploitation de son personnage et de sa créature à travers différents supports, jusqu'au cinéma avec une première apparition en 1910 dans un film muet de 15 minutes, suivi en 1931 par '' Frankenstein '' et en 1935 d'une suite : '' La fiancée de Frankenstein '', tout deux réalisés par James Whale appuyé par le comédien Boris Karloff dans le rôle du monstre. Beaucoup d'autres versions cinématographiques du roman verront le jour amenant une vision bien moins radicale et désespérée de l'œuvre littéraire qui se doit absolument d'être lue au moins une fois pour percevoir toute la complainte et la noirceur de son auteur qui ne sera reconnu à sa juste valeur qu'en 1945, n'étant avant cela que l'épouse de Percy Shelley.


Triste constat à la résultante heureusement positive pour la pionnière de la littérature fantastique qui n'aura malheureusement de son vivant pas eu droit au respect de son travail hallucinant qui s'étend bien plus loin que son Frankenstein. Frankenstein est un roman qui mêle habilement les craintes véhiculées par la science qui ne cesse de s'élever au point de se substituer à Dieu (un sujet encore aujourd'hui terriblement d'actualité) avec l'histoire amoureuse de Mary Shelley qui au vu de quelques passages du récit retranscrit certains éléments de son escapade amoureuse avec Percy Shelley, avant que n'apparaissent les traumatiques événements qui feront de l'écrivaine une femme meurtrie entre la mort de son enfant ainsi que celle de son époux dont elle conservera le coeur enveloppé dans de la soie jusqu'à sa mort, offrant un macabre lien entre celle-ci et Victor Frankenstein. Une résultante en écho avec cette terrible histoire qui ne laisse aucune chance à toutes réjouissances. Implacable de bout en bout.


Le récit ne traine pas en longueur. Les phases d'exposition sont suffisantes avec des magnifiques descriptions via des décors de la Suisse, de l'Angleterre... qui ne prennent pas trop de place au point d'en oublier les personnages comme trop bon nombre de roman qui se perdent en descriptions inutiles. Néanmoins, un élément non négligeable totalement oublié par son auteur vient me laisser perplexe. En effet, qu'est devenu le petit frère de Victor, Ernest ? Est-il mort ? Ce qui est étrangement suggéré, mais comment ? Est-il finalement parti ? Dans ce cas, pourquoi ne s'est-il pas joint à la folie meurtrière et vengeresse de Victor ? Il est étrangement oublié. Une remarque négative qui n'entache nullement ce livre qui reste facile à lire malgré son texte d'époque qui nous plonge rapidement dans le concret par le biais d'une narration étonnante qui ouvre et termine son histoire par des échanges de courriers entre le capitaine, Robert Walton, pour sa sœur, Margaret, qui est le témoin d'un récit fantastique conté par Victor Frankenstein lui-même, que l'explorateur sauve d'une mort certaine.



Au repos, un rêve peut empoisonner le sommeil.
Au lever, une seule pensée vagabonde pollue notre journée.
Sentir, penser, raisonner ; rire ou pleurer,
Faire notre un doux chagrin, ou bannir nos soucis ;
C'est la même chose car, qu'elle soit joie ou tristesse,
La voie de son départ est toujours libre.
Hier ne peut jamais ressembler à demain ;
Rien n'est pérenne, sauf la mutabilité.



Une histoire percutante qui délivre un véritable fond implacable dans lequel la notion du mal et du bien n'a jamais été aussi étroitement liée. Une confrontation dogmatique et alarmiste à la portée catastrophique que Shelley aborde avec intelligence avec quelques passages difficiles de par l'impact émotionnel décrit.
La plume vengeresse de Shelley évoque en nous une pléthore d'émotions difficilement descriptibles dans lesquelles on plonge dans un cercle vicieux diabolique qui ne trouvera une résultante qu'à la mort d'un des deux personnages principaux incarné par Victor Frankenstein et sa créature. Un sujet tristement saisissant, fort en tension et en drame nous faisant passer par des sentiments de colère, de tristesse, de regret et de pitié. On comprend rapidement que le fatalisme est le cœur du récit et que quoiqu'il arrive on n'en sortira pas indemne.


Les phases tournant autour de Frankenstein sont superbement réussies, on y découvre les passions de celui-ci, ses inspirations, ses excès, et ce qui l'a poussé à créer un tel être. Victor Frankenstein est propre à Prométhée qui vola le feu sacré de l'Olympe et qui en paya le prix fort malgré les bonnes intentions d'un tel geste. L'insatiabilité de l'élévation humaine par la science trouve ici ses limites par les gestes d'un homme qui s'est pris pour Dieu. Les interactions qu'il a avec sa famille sont de véritables moments de paix et de fraîcheur faits d'amour sincère qui viennent un peu éclairer toute cette négation.


Au début j'éprouvais une véritable rancœur et une haine pour la créature à cause de son crime impardonnable. Finalement, roulement de tambour, toute cette amertume nous est renvoyée en pleine figure par Mary Shelley qui vient nous mettre une véritable claque en recommançant son récit depuis le début en nous plongeant cette fois-ci dans la peau du monstre tant détesté qui montrera une figure subtile, nuancée et aimante. Un esprit profondément humain véritablement tourmenté et livré à la folie humaine qui va le corrompre au point de commettre l'irréparable. D'un sentiment de colère à son égard je suis passé à la culpabilité, envers ce monstre fatalement incompris qui depuis le départ ne demandait qu'un peu d'amour et d'attention et qui pour réponse n'aura eu que violence et mépris. Avec Frankenstein, Mary Shelley nous fait une " The last of us 2 " avant l'heure, aux conséquences effrayantes à travers des chapitres toujours plus tendus. Le final est très difficile car on est pris dans la tourmente de ces deux êtres qui inexorablement sont autant coupables qu'innocents, totalement plongés dans la folie du tréfonds humain qui malgré la révolution scientifique trouve la limite de leur esprit.



CONCLUSION :



Frankenstein de Mary Shelley est un livre implacable sur les limites de l'élévation humaine avec son rapport à la science que l'auteur accentue de par son expérience intime et obsessionnelle envers la mort de son enfant et de son mari que dans ses rêves elle imaginait revenir à la vie. Un livre triste et profondément fataliste et résigné envers le genre humain à la causalité acharnée et atroce. Ne vous arrêtez pas à l'expérience cinématographique et osez plonger dans la version littéraire qui montre une facette bien plus abrupte et tragique de l'histoire de Frankenstein, qui plus d'une fois m'aura ébranlé.


Le Prométhée(us) par excellence.



Tel celui qui, sur une route solitaire,
Marche craintif, affolé,
Et, s'étant une fois retourné, poursuit son chemin,
Sans plus tourner la tête ;
Car il sait qu'un effroyable ennemi
Marche tout près derrière lui.


B_Jérémy
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le 4 sept. 2021

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