Comment se représente-t-on aujourd'hui le mythe de Frankenstein ? Par l'imagerie que le producteur Carl Laemmle Jr., le réalisateur James Whale, l'acteur Boris Karloff et le maquilleur Jack Pierce ont créée. Quand on pense Frankenstein, la première vision qui vient en tête pour la très grande majorité d'entre nous, c'est le visage et la silhouette sombre de Karloff. D'ailleurs, on a tendance à plus associer, en grande partie à cause de ce fait, le nom de "Frankenstein" à la Créature et non pas au savant fou, Victor Frankenstein. Reste que malgré l'immense talent des quatre personnes susmentionnées, sans une jeune femme anglaise âgée de 19 ans du nom de Mary Shelley, ayant vécu principalement dans la première moitié du XIXe siècle, rien de tout cela n'aurait existé.


Mais est-ce que le seul mérite de l'oeuvre de cette écrivaine, à la base de tout, est d'avoir été la source d'un des mythes les plus forts et féconds de l'histoire ? Est-ce que *Frankenstein ou le Prométhée moderne *(le titre complet du roman !) a en lui-même un mérite littéraire digne d'intérêt ? Bon, ben, sans plus attendre, je vais essayer de répondre à ces deux questions.



It was on a dreary night of November that I beheld the accomplishment of my toils. With an anxiety that almost amounted to agony, I collected the instruments of life around me, that I might infuse a spark of being into the lifeless thing that lay at my feet. It was already one in the morning; the rain pattered dismally against the panes, and my candle was nearly burnt out, when, by the glimmer of the half-extinguished light, I saw the dull yellow eye of the creature open; it breathed hard, and a convulsive motion agitated its limbs.



Bon, déjà, Mary Shelley passe pour l'inventrice de la science-fiction, ce qui fait un autre mérite ayant sacrément de la gueule à ne pas négliger. Mais le plaisir de la lecture dans tout ça ?


Alors, les invraisemblances ou négligences. Ernest, le plus jeune frère de Frankenstein, a été oublié par la folie meurtrière de la Créature et pourtant notre cher Victor fait comme si toute sa famille avait été détruite par le résultat de ses recherches fiévreuses. Il est mort ou il n'est pas mort, le Ernest ? En plus, ce personnage aurait pu bien ne pas exister que cela n'aurait absolument rien changé du tout à l'intrigue. Le monstre arrive à se cacher dans un réduit adjacent à un chalet dans lequel vit une famille durant des mois et des mois sans se faire repérer ? Hum ! Quand ce même monstre te dit qu'il veut te faire souffrir sa race en te faisant savoir que le jour de ton mariage sera le pire de ta vie, il faut vraiment être con pour ne pas comprendre qu'il veut s'en prendre à ta bien-aimée au lieu de te zigouiller toi, Totor. Tu ne lui donnes pas une femme, donc pour lui, tu ne dois pas avoir le bonheur d'en avoir une. T'es débile de ne pas utiliser ton cerveau non greffé pour saisir cela, bordel.


Je passe sur ces défauts. Alors, l'ensemble a été écrit lors de la période romantique. Shelley a un futur mari romantique (Percy Shelley !), en fréquentait un autre (Lord Byron !), donc quand on connaît l'époque et le contexte de la genèse de l'ensemble (dans une villa aux abords du lac de Genève, sur lesquels vivent aussi les membres de la famille Frankenstein... ô source autobiographique parmi tant d'autres ; lisez les préfaces de l'oeuvre rédigées par Mary elle-même pour avoir tous les détails ou alors il y a Wikipédia !), il n'est guère étonnant que le roman soit... surprise... romantique.


Vous kiffez les protagonistes qui se plaignent à longueur de pages de leurs malheurs ? Vous kiffez ces mêmes protagonistes faisant face à la nature, comme refuge ou au contraire comme obstacle, comme miroir de leurs émotions, dont l'immensité ne fait que révéler la petitesse de leur statut d'être, ce qui est exprimé sous une quantité vertigineuse de phrases et de descriptions de paysages, le plus souvent montagneux (ah, Le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich !) ? Vous kiffez une littérature qui met en exergue la part d'irrationalité qui domine l'esprit humain et qui le place au-dessus des choses ordinaires, pour ne pas dire acceptables ? Vous kiffez un style dix milliards de fois plus riche et exaltant que celui d'un crétin qui utilise sans arrêt le verbe "kiffer" en se croyant malin d'employer une anaphore pourrave ? Ben, vous allez kiffer Frankenstein ou le Prométhée moderne.


Là, j'ai l'air de faire preuve de sarcasme envers le mouvement romantique. Mais, disons, que si j'ai un fond de moquerie cynique bien tassé au fin fond de ma boîte crânienne vide, je ne peux m'empêcher d'avoir de l'admiration pour la puissance du feu de Dieu de ce style poussant à son paroxysme l'expression des sentiments.


D'autant plus que dans le livre de Shelley, le poids absolu de la fatalité, qui débarque dès la première ligne et reste jusqu'à la toute dernière, rend la lecture prenante. A cela, se mêle un discours sur la déité que s'octroie un être de chair, d'os et de tourments qui en paye le prix fort, un discours sur un rejeton rejeté dès la naissance, qui n'a pas d'autres choix que d'apprendre par soi-même à grandir, à vivre et qui devient haineux par la confrontation face à une haine permanente dans un monde pourri par la haine, ayant, dans un premier temps, comme seul tort d'être affligé d'une apparence hideuse.


Ah oui, un dernier point, la capacité surnaturelle qu'à la Créature de Shelley de se déplacer avec une extrême rapidité et souplesse (loin de la démarche raidie de la Créature jouée par Karloff au cinéma !), de se réfugier dans des environnements profondément hostiles, d'être capable de commettre des actes atroces ou, à l'opposé, des actes d'une extrême bonté, ainsi que le profond mépris auquel elle a le droit ne sont pas sans me faire penser aux réplicants de Blade Runner. Cet exemple parmi des milliers et des milliers d'autres souligne que c'est un inestimable héritage qu'a légué Mary Shelley.


Pour en revenir au roman en lui-même, il y a des défauts, il y a des maladresses, mais c'est mineur comparé à son atmosphère sombre captivante, à ce qu'il raconte (quelquefois à ce qu'il suggère, les détails autour des méthodes de Victor pour parvenir à ses fins scientifiques étant volontairement vagues... oui, c'est justifié vers la toute fin pourquoi ça reste vague !). C'est un ouvrage bien de son époque (le romantisme !) tout en étant d'une modernité ahurissante et audacieuse pour son contenu, par l'éternelle actualité de ses discours et de ses questionnements. Pas mal pour une jeune fille de 19 ans...

Plume231
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le 1 nov. 2022

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