Ce noble cœur, qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait donc être soumis aux calculs de l’intérêt humain. L’argent devait communiquer ses teintes froides à cette vie céleste, et lui donner de la défiance pour les sentiments.

Nous décrivant la situation finale de Eugénie, Balzac nous résume bien la substance de son roman. Un roman qui nous raconte comment une héroïne décidément très romantique, avec son cœur pur et ses nobles sentiments, ne peut s'épanouir dans cette société dirigée par l'argent et les intérêts qui étouffent les beaux sentiments humains, et en particulier l'amour.


Mais qui ramène ce rapport malsain à l'argent à ce noble cœur ?

Son père tout simplement, Félix Grandet, un tonnelier de province devenu le plus riche bourgeois de sa région, car il a su tirer avantage des évènements politiques. Son caractère est très simple à comprendre : c'est un ladre, un avare, un radin, un rapiat, un rat, à vous de choisir le terme qui vous convient le mieux. Celui-ci n'agit, ne respire, et ne vit que pour sa fortune. Son confort le plus basique est bridé pour faire des économies, il impose des dates fixes pour le chauffage, sa maison est une masure, il est au gramme près pour le sucre du café. Toutes ses relations sont subordonnées à son avarice. Entre sa famille et son argent, il n'y a aucun doute sur sa préférence. Vous remarquerez que des avares de cette trempe c'est tout de même rare, voire exagéré, et vous aurez raison.


Une chose qui saute aux yeux est que les personnages sont des clichés.

Le père Grandet est avare, sa femme est soumise, Eugénie est pure, et c'est tout. Il ne faut attendre aucune profondeur psychologique de ce livre. Ceci peut sonner comme un défaut terrible capable de plomber tout le livre, mais ce n'est pas le cas.

Tout d'abord malgré que ses personnages soient si étroits, Balzac trouve des façons intelligentes de les caractériser et de nous les faire ressentir, dans ce type de phrase où l'on se dit après coup "c'est évident, pourquoi n'y ai-je pas pensé moi-même ?" C'est le signe qu'il a atteint sa cible en plein dans le mille. Pour exemple :


Mr Grandet tenait du tigre et du boa : il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus : puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d'écus et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique

Puis la caricature portant les personnages à l'excès, et l'excès étant propice à faire de l'humour, ce livre en est rempli.

Le père Grandet se permet vraiment tout au nom de son argent, c'est à la fois triste et tellement ridicule qu'on en rigole. Il a un escalier cassé chez lui, la meilleure chose qu'il trouve à dire après que sa servante a failli tomber dedans, est qu'il faut savoir marcher du bon côté.

Il a aussi la manie de sortir des expressions qui semblent vertueuses pour justifier son comportement, l'ironie est vraiment mordante.


Le deuil est dans le cœur et non dans les habits.

Voilà comment il justifie qu'un "pauvre" comme lui ne peut pas dépenser d'argent pour prendre le deuil de son frère.


D'un autre côté ses personnages sont bien évidemment des symboles, des représentants d'une certaine réalité.

La plus intéressante selon moi, celle que l'on ressent surtout, et qui porte à réflexion, est celle des femmes et filles de bourgeois de province de cette époque.

On sent la soumission et la peur de la mère et de la fille face au chef de maison. Son avarice le rend tyrannique, lorsqu’elles donnent une bougie pour s'éclairer, un bout de bois pour se chauffer, plus de sucre à un invité, on comprend que les risques sont énormes, on craint pour elles, et on est bien sûr consterné.

Mais ça ne s'arrête pas là. Plus on avance et plus on remarque des points étranges dans les réactions de ces 2 femmes... Elles semblent vraiment naïves et incultes, et pour cause, elles sont tenues dans l'ignorance et passent leurs journées à faire de la couture ou de petits travaux du type. Eugénie a beau avoir 23 ans, on a l'impression d'avoir une enfant, on est effaré de son inculture, elle ne connaît pas le sens de mots très communs, comme celui de "faillite", et pire elle n'a aucune notion de la valeur de l'argent. On voit bien que dans ces conditions elles n'ont aucune clé pour comprendre le monde et agir, et que ce sont de parfaites victimes. Eugénie étant par sa position la riche héritière du père Grandet, 2 familles se battent pour avoir l'héritage, et elle n'est pas capable de comprendre ça.


Jeune fille qui, semblable à ces oiseaux victimes du haut prix auquel on les met et qu’ils ignorent, se trouvait traquée, serrée par des preuves d’amitié dont elle était la dupe.

On a ici la thèse centrale du livre. Les femmes comme pauvres agneaux innocents prêtent à se faire dévorer, et ne pouvant pas créer de bonnes relations amoureuses.

Puis on constate bien évidemment qu'en termes d'activités c'est d'une monotonie écrasante et morne, l'inverse d'une vie épanouissante. Ce que Balzac nous confirme :


En toute situation, les femmes ont plus de causes de douleur que n’en a l’homme, et souffrent plus que lui. L’homme a sa force, et l’exercice de sa puissance : il agit, il va, il s’occupe, il pense, il embrasse l’avenir et y trouve des consolations. [...] Mais la femme demeure, elle reste face à face avec le chagrin dont rien ne la distrait, elle descend jusqu’au fond de l’abîme qu’il a ouvert, le mesure et souvent le comble de ses vœux et de ses larmes.

Alors Balzac, grand précurseur du féminisme, étudiant la condition des femmes et la dénonçant ? C'est bien sûr plus complexe. Il dresse ici surtout un constat. Mais il nous donne aussi sa vision des femmes qui se verra facilement qualifiée — à juste titre — de réactionnaire. Celle-ci est explicitée dans plusieurs passages.


Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes.

Le type de vision où la femme n'est pas capable de penser rationnellement, agit par sentiment, et a pour seule finalité l'amour. Il n'est à mon avis pas si aisé de faire bien la distinction ici entre la condition de la femme de l'époque avec tous ses déterminismes, et la vision personnelle de Balzac, construite avec les femmes qu'il a vu bien évidemment. Tirer une généralité comme le fait Balzac étant bien évidemment une erreur. Cette distinction se trouve de plus profondément brouillée du fait que ses personnages sont volontairement des clichés. Même si j'ai bien du mal à croire, même en tant que cliché, à cette Eugénie qui après avoir vu un homme une semaine ne l'oublie pas pendant 7 ans, et lorsqu'il revient changé l'aide par amour sans rien attendre en retour. Au lecteur donc de savoir tirer ce qu'il y a de pertinent dans cette présentation de la bourgeoise de province de cette époque.


Comme je viens de le mentionner, il y a évidemment dans ce livre une histoire d'amour. Celle-ci est peu intéressante, et presque bâclée.

Le livre a en fait un problème de structure assez important. Une énorme partie du livre semble nous préparer à une triste histoire d'amour et un drame familial, pour finalement passer rapidement sur tout cela. Puis dans la foulée on tue des personnages, et on conclut, comme si l'on avait plus le temps, ce qui est très décevant. Balzac veut nous représenter un amant parisien qui par nécessité pécuniaire part aux Indes, ce qui fait germer la graine de corruption qu'étaient son éducation et sa vie parisienne. Ce qui contrarie Eugénie inévitablement, tout en lui détruisant sa confiance dans l'amour. Malheureusement on n'est pas réellement impliqué dans cette histoire, elle manque de profondeur et de scènes marquantes, surtout que leur amour est très superficiel. L'évolution de son amant est expédiée en une ou deux pages, et vite vite, il faut finir. On a même Dieu qui intervient pour fixer la situation d'Eugénie afin de donner un coup de main à Balzac.


On pourrait se dire que les défauts s'accumulent lourdement, et que la lecture de ce livre n'est peut-être pas si intéressante, mais il y a un point qui à lui seul justifie la lecture du livre. Il imbibe tout le livre, vous l'aurez remarqué j'espère, c'est évidemment le style de Balzac ! C'est un livre parsemé de belles formules que l'on rencontre au fil des pages, de celles que l'on notes.


La flatterie n’émane jamais des grandes âmes, elle est l’apanage des petits esprits qui réussissent à se rapetisser encore pour mieux entrer dans la sphère vitale de la personne autour de laquelle ils gravitent.

Son style est extrêmement prenant et vivant, c'est un plaisir de voir la construction de ses métaphores, de ses comparaisons, son maniement de l'ironie, son détournement des expressions. Avec tout cet attirail, il arrive extraordinairement bien à nous faire ressentir et comprendre ses personnages, ses réflexions, ses situations. Et surtout nous donne l'envie de continuer.


Nous sommes donc en présence d'un roman très contrasté. Même si l'on est déçu que certains points ne soient pas plus approfondis, la grande qualité du style ainsi que l'intérêt intrinsèque à la question de la femme dans la société, font que jamais ce livre n'est ennuyant et toujours il alimente intellectuellement le lecteur. Un livre qui vaut clairement le détour.

kibab
7
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le 12 sept. 2023

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kibab

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