J'avais peur au départ qu'il ne s'agisse que d'un règlement de compte entre un fils et son père. Le narrateur révèle d'emblée vouer une certaine détestation à son paternel, collabo pendant la guerre et capable de bâiller devant les horreurs vécues par les victimes de Klaus Barbie, au procès de celui-ci. Chalendon passera d'ailleurs au tutoiement pendant certains chapitres, s'adressant directement à son père, comme dans une lettre posthume. Ce procédé confirme dans un premier temps mes craintes : Sorj Chalendon exclut un peu les lecteurs de son face-à-face cathartique avec son père, un dialogue qui, on le comprendra à la fin, n'a en réalité jamais eu lieu puisque le dossier judiciaire que le narrateur consulte dans le roman n'a pu être ouvert que 4 ans après le mort du père.


Pour autant, "Enfant de salaud" va bien au-delà du simple brûlot vengeur. D'abord parce que la personnalité du père est bien plus complexe qu'on ne le croit. "Tu as dû dérouter les enquêteurs. Ni la morgue du collabo, ni l'arrogance du vaincu. Tu n'étais pas de ces traîtres qui ont refusé le bandeau face au peloton. Ni de ces désorientés pleurant leur innocence. Pas même une petite crapule qui aurait profité de l'ennemi pour s'enivrer de pouvoir ou s'enrichir. C'est un funambule que les policiers ont essayé de faire chuter. Un bateleur, un prestidigitateur, un camelot." Tour à tour collabo puis résistant, mythomane génial jusqu'à ces vieux jours auprès de ses plus proches - lui avoir menti jusqu'au bout, c'est le principal reproche que lui fait Chalendon - le père, par son histoire hors du commun, permet à l'écrivain de se détacher du simple terrain de la morale. Le rapport complexe qu'il entretient avec la vérité, à mettre en miroir avec l'obsession du journaliste Chalendon pour les faits précis et vérifiés, est passionnant. Que cherche cet homme en fabriquant son héroïsme ? S'agit-il seulement de lâcheté ? Comment une fiction peut-elle faire autant de mal ?


Ensuite, il y a le talent inouï de Sorj Chalendon pour flirter avec le voyeurisme sans jamais y céder. Son sens de la formule, son économie de mots aux moments où il le faut, l'élégance de sa langue, autant d'atouts qui lui permettent de parler de souffrance sans faire dans l'emphase. Le roman est aussi superbement structuré, les chapitres plus factuels et historiques sur les jeunes années de son père succédant aux parties plus chargées émotionnellement, entre le procès de Klaus Barbie et les fréquentes apostrophes imaginaires avec son père.


L'ensemble me semble être un nouveau tour de force de la part d'un écrivain qui ne ressemble à aucun autre, et qui est en train de tracer son sillon dans le paysage contemporain, quelque part entre littérature du réel et roman de l'empathie.

gaspard24
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le 25 oct. 2023

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