Non, non, non.


Toi là! Je te vois venir, avec ton air de connaisseur, de chevronné, de celui qui n'a jamais tort, qui a la science infuse! Je te vois venir avec tes "Pour l'époque, c'est vrai que c'est bien. Mais seulement si on prend en compte le manque de moyens hein. Parce que sinon, hein, tous ces tours de passe-passe là, toutes ses trouvailles, aujourd'hui on n'en fait des cent fois mieux hein!"


Oui, mais non. Toi, tu te trompes de sujet. L'enjeu n'est pas là, il est même à des années-lumières de ça. Il ne s'agit pas de savoir si les plans de Chaplin valent plus ou moins que ceux de Burnau ou de Leone. Il ne s'agit pas de technique. Là, on va chercher, selon moi, plus loin. Plus haut. Plus élevé.


Je vais à présent tenter une critique constructive, même si je sais qu'elle sera vaine. Tenter d'empreindre une oeuvre si gracieuse de raisonnement froid et abrupt, ça n'est peut-être pas les meilleures des idées, mais il faut bien que j'essaye de clarifier ce qui bouillonne en moi depuis le visionnage.


Charlie Chaplin, et tout particulièrement dans ces Lumières de la Ville, c'est l'essence du cinéma. Du cinéma. Et pas seulement du cinéma muet. C'est la toute-puissance de l'image. Un peu de lumière, un peu de musique, des personnages vrais et humains; ça donne des images puissantes et terriblement vraies. En élaguant le superflu, elles traversent toutes les couches de superficiel qui enrhument notre perception des choses pour nous atteindre directement là où ça compte. Ou comment faire de la simplicité des procédés un formidable vecteur de vérité et d'authenticité. On le sent à chaque plan, la générosité du cinéma de Chaplin fait que sa caméra capte, dans des sommets d'émotion et de rire, des instants de grâce. Des instants de vie quotidienne qui, minuscules à l'oeil nu, deviennent des géants de beauté sous la caresse de la caméra de Chaplin.


L'histoire est simple , elle pourrait tenir en une brève phrase: Charlot s'éprend d'une jeune femme aveugle et fait tout pour qu'elle conserve l'illusion de sa richesse. C'est tout. Nul besoin de rechercher l'alambiqué. La complexité n'amène rien au cinéma, si ce n'est à ceux qui le considèrent comme une gymnastique des méninges plus qu'un exercice du coeur.


Cette jeune femme est la plus belle femme que j'aie pu voir, tous films confondus. Ses yeux, handicap physique évident, n'entament en rien ce regard volatile et céleste qu'elle promène un peu partout, jamais nulle part. Quand Charlot se rend compte de sa cécité, sa réaction, à elle seule, m'a fait comprendre que je tenais un chef d'oeuvre d'humanité. Emerveillé par sa beauté. Sa faible et chancelante beauté, mille fois plus charmante que ne le serait une beauté majestueuse. Frappé, assommé, il restera un peu, histoire d'être encore un moment à ses côtés. Et puis, pour finir cette apogée d'émotion (du moins, je pensais que c'en était une, d'apogée, mais je n'avais aucune idée de ce qui m'arriverait ensuite), un nouveau gag. Pour le spectateur, un rayon de rire au milieu des gouttes d'eau. Et un arc-en-ciel qui tiendra jusqu'au bout du film.


A ce moment, je me dis qu'il y a un moyen de faire quelque chose de grand avec cette histoire et ces personnages. Mais la grandeur est petite face à ce qu'a réalisé Chaplin;


Faire d'un handicap un révélateur de l'âme humaine. Car ce qui se joue ici; c'est à la fois un homme qui, pessimiste quant à sa personne et à sa capacité à recevoir de l'amour, se sert du handicap pour entretenir l'illusion de sa normalité. Il pense que la jeune fille rêve de lui en gentleman aisé et mondain. Il va d'ailleurs se lancer dans toutes sortes de situations compromises (et, évidemment, hilarantes) pour parvenir à entretenir la fille, et indirectement entretenir l'illusion. Le moment charnière, qui menace d'arriver au fil de l'avancement du film (c'est d'ailleurs lui-même qui, dans un accès de générosité et d'altruisme, activera le processus), c'est la guérison de la fille. Elle arrive dans cette dernière scène.


J'écrirai un commentaire de cette seule scène très bientôt, dans une de mes listes. C'est, à n'en pas douter, à ce jour, la plus belle scène que j'ai vue. Le plan d'ensemble sur la fille qui tend la fleur à Charlot, et celui-ci qui l'attrape du bout des doigts, les deux formant une sorte de couple-oiseau, un aigle royal aux ailes d'ange. Le gros plan sur le visage de la jeune fille, qui, touchant la main de Charlot, le reconnaît. Au-delà de sa perception, au-delà de sa vision, au-delà de tous les préjugés, au-delà de son dégoût peut-être, de sa déception initiale peut-être également, elle reconnaît en ce clochard en guenille l'homme qu'elle aime. En lui touchant la main. Et lui, les yeux mouillés d'un bonheur enfantin, d'être enfin aimé pour ce qu'il est.


J'ai immédiatement pensé à un passage (préféré) de mon livre (préféré) qui illustre bien l'esprit de ce plan final



"J'ai rencontré dans la rue un jeune homme très pauvre qui aimait. Son
chapeau était vieux, son habit était usé; il avait les coudes troués;
l'eau passait à travers ses souliers et les astres à travers son âme."



Et c'est la fin. Fin d'un chef d'oeuvre, comme je n'en ai, à ce jour, jamais vu. Plus qu'un chef d'oeuvre cinématographique, c'est une oeuvre de vie qu'a façonné Charlie Chaplin.

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le 25 août 2015

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