"La seule chose dont je me souviens, c'est que j'ai vu quelque chose d'extraordinaire le matin du jour où je suis mort."

Ainsi commence The dark beyond the stars (le titre VO est quand même nettement plus subtil) de Frank M. Robinson, devenu aujourd’hui un classique de la science-fiction outre-Atlantique et dont on attendait la traduction depuis près de vingt ans. Journaliste, éditeur, scénariste (on lui doit le scénario de La tour infernale), militant de la cause gay, Frank M. Robinson est un écrivain plutôt méconnu en France, même si les lecteurs les plus avertis s’étaient probablement procuré l’un de ses premiers romans, Le Pouvoir, publié il y a quelques années chez Folio SF.

En mission de reconnaissance sur une planète inhospitalière, Sethi IV, le jeune Moineau fait une chute vertigineuse à laquelle il ne réchappe que par miracle. Rapatrié en urgence à bord de l’Astron, il se réveille dans un environnement qui lui est totalement étranger car Moineau a perdu l’ensemble de ses souvenirs dans l’accident. Le jeune-homme, âgé seulement de 17 ans, découvre alors qu’il se trouve à bord d’un vaisseau interstellaire dont la mission est d’explorer la galaxie à la recherche d’une forme de vie (intelligente ou non). Mais depuis 2000 ans qu’il s’enfonce au plus profond de l’espace, l’Astron n’a rien découvert, sinon des centaines de planètes désolées, inhospitalières et dépourvues de la moindre parcelle de vie. Alors au fil des siècles l’Astron s’est transformé en vaisseau générationnel, l’équipage se renouvelant au gré d’un système de contrôle des naissances très sctrict. Depuis 2000 ans il est dirigé par le même homme, le capitaine Kusaka, un personnage inflexible, obnubilé par sa mission et déterminé à mener son vaisseau à travers les étoiles jusqu’à ce qu’il remplisse enfin ses objectifs. Mais au sein de l’équipage la révolte gronde car Kusaka semble avoir perdu la raison, il veut désormais traverser la nuit, une partie de la galaxie totalement dépourvue d’étoiles, pour explorer une région qu’il espère plus riche en découverte. Mais il faudra à l’Astron plusieurs siècles pour traverser la nuit, sans pouvoir faire une seule halte, autant dire que le voyage confine au suicide pour un vaisseau déjà usé par plus de deux millénaires d’errance à travers le vide.

D’un premier abord, Destination ténèbres apparaît comme un roman de facture assez classique, usant avec talent des codes du space opera et de la hard science. En réalité il n’en est rien, car Robinson prend le contre-pied de ce qui se fait habituellement dans le genre ; ici point de civilisation à l’échelle de la galaxie, pas de technologie exotique permettant de traverser en un éclair l’équivalent de 300 parsecs, rien d’autre que le vide sidéral, la fatigue et la lassitude accumulée par plusieurs centaines de générations. Le roman est bâti sur deux axes, le premier est relativement classique, il est centré autour de Moineau et de son passé. En reconstruisant la mémoire du jeune-homme on découvre progressivement l'histoire étonnante de l’Astron, de son écosystème replié sur lui-même, on en découvre le fonctionnement au quotidien, les étranges règles de sociabilité, l'évolution des moeurs... dépaysement garanti. Le second axe est de nature plus philosophique puisqu’il est centré autour du paradoxe de Fermi et de l’équation de Drake (deux équations établies par d’éminents scientifiques et qui sur des bases similaires mais des conclusions radicalement opposées tentent de répondre à une question essentielle : sommes nous seuls dans l’univers ?). Ces deux principes sont au coeur même de l’affrontement idéologique qui divise le vaisseau, entre les partisans du capitaine, persuadés que l’immensité de l’univers joue en faveur de leurs arguments, et les partisans du retour sur Terre, persuadés qu’en 2000 ans les extraterrestres avaient largement eu le temps de se manifester. Mais rien n’est simple, rien n’est jamais définitif et Robinson intègre à cette balance des équations mathématiques de nouvelles données, qui indiscutablement pipent les dés. Mais sous peine de déflorer intégralement l’intrigue, on se gardera bien d’en évoquer ici le contenu.

Construit comme un huis-clôt, traversé par une tension digne des meilleurs thrillers, vertigineux par certains aspects, Destination ténèbres est doté d’une construction narrative en béton armé, qui réserve nombre de surprises au lecteur et ménage le suspense de manière assez habile. Bourré d’idées, bien écrit et formellement très maîtrisé, ce roman fait figure d’incontournable dans un paysage éditorial qui manquait singulièrement de piquant ces dernières années ; pas de quoi pavoiser néanmoins concernant l’état de santé de la science-fiction car il s’agit là d’un roman âgé de près de vingt ans.
EmmanuelLorenzi
8
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le 8 nov. 2012

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