Des hommes
7.7
Des hommes

livre de Laurent Mauvignier (2009)

Nous n'en avons pas fini avec la guerre d'Algérie. On ne peut plus parler d'omerta, les films, les livres, se sont tout de même multiplié, récemment encore L'art de perdre, d'Alice Zeniter. Le livre de Zeniter se plaçait du côté des harkis, celui-ci se situe du côté des soldats français. Il raconte leur traumatisme. Une réalité. J'avais un oncle qui avait fait cette guerre, un type adorable, doux comme un agneau, ma mère disait qu'il avait fait l'Algérie et que ça l'avait brisé. Mais il n'en parlait jamais.


C'est exactement le poids de ce non-dit que raconte Des hommes. Un anniversaire, un cadeau inattendu fait peser sur Feu-de-bois des soupçons, le voit rejeté, humilié, déclenche le retour du refoulé, incarné en un mot : bougnoule. Un mot insupportable pour la plupart des gens, et c'est heureux. Mauvignier va nous montrer comment on peut le comprendre. Pour faire bonne mesure, il ajoute à la guerre le traumatisme de la perte de sa petite soeur et une histoire de gain au loto escamoté par sa mère. Une barque peut-être un peu trop chargée ?


Si la première partie, consacrée au geste de Feu-de-bois et à l'émoi suscité dans le village, m'a semblé assez difficile à lire, la deuxième, le récit de la guerre, m'a emporté. On y ressent l'attente, la peur, l'effroi devant les exactions commises, bien loin des images de cartes postales rapportées au retour. Mauvignier a aussi le bon goût de ne pas en rajouter dans l'horreur, d'un côté comme de l'autre. Quelques saloperies de chaque côté : les Français qui incendient un village ou qui jettent un type du haut d'un hélicoptère, les "fells" qui écorchent un bras ou qui égorgent tout un camp. Assez pour nous frapper, pas trop pour ne pas verser dans le récit à sensations. On sent que le pire est advenu, par exemple lorsqu'un soldat effleure la poitrine d'une jeune Arabe, mais Mauvignier laisse au lecteur le soin de faire une partie du chemin. Il montre bien aussi le désir de faire un nœud là-dessus en rentrant, de s'efforcer d'oublier, sans vraiment y parvenir. Et l'indifférence des Français restés chez eux pendant ces terribles événements, quand ce n'est pas le rejet, à l'image de Bernard et son insupportable odeur de feu de bois, comme s'il avait gardé sur la peau le souvenir des incendies de village en Algérie. Or, cela, le bon peuple préfère ne pas le savoir. Un pan pourri de notre histoire qu'on préfère ne pas regarder en face. Air connu.


Rabut, le cousin, est à l'exacte distance de Bernard pour incarner le narrateur : il était en Algérie mais pas dans le camp de Bernard, il est le cousin de Bernard mais entretient une rivalité avec lui (le soupçon vis-à-vis de Mireille, son surnom de "bachelier"). Février est trop proche, il a vécu le même traumatisme. Les deux ne se retrouveront pas. Il y a une certaine finesse dans ce trio élaboré par l'auteur. Dans les relations aux femmes aussi : Rabut a gardé la sienne, Février s'est fait piquer son Eliane, Bernard est bien rentrée avec la prometteuse Mireille, mais celle-ci s'est affadie au contact du réel en France (l'occasion d'évoquer la déchéance des Pieds-Noirs, véritables seigneurs dans l'empire colonial, qui ne sont plus rien une fois rentrés en métropole).


Quant aux pieds noirs et aux harkis, ils sont les dindons de la farce, mais le livre ne s'étend pas trop sur le sujet, qui mériterait bien sûr un traitement à part.


Le style ? J'ai quelques réserves. Mauvignier, qui n'est pourtant plus un débutant, accuse un travers de jeunesse : il veut trop "faire littéraire". Pas mal de choses m'ont paru un peu forcées, comme ces longues phrases pour faire sentir l'emballement, ou encore ces phrases qui s'achèvent brutalement par une virgule ou un tiret. Et puis, bien sûr, quand on dialogue aujourd'hui il ne faut pas utiliser les tirets, ça doit être ringard hein ?


Alors, entendons-nous bien : c'est bien écrit, la langue est travaillée, là est malgré tout ça l'essentiel. J'aurais simplement aimé que ce fût fait de manière un peu moins ostentatoire. Entendre un tout petit peu moins la voix du romancier qui me susurre : "t'as vu comme j'écris bien ?".

Jduvi
7
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le 19 févr. 2021

Critique lue 559 fois

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