Par-delà le bon et le mauvais Deleuze

Dark Deleuze est une sorte de « film négatif », Deleuze joyeux alimentant un capitalisme accélérationniste et connectiviste. Une invitation, une ouverture à la relecture de l’œuvre du philosophe du philosophe du désir que nous propose Andrew Culp, dévoilant ainsi les atours d’un Deleuze sombre dont le compagnonnage nous permettrait d’analyser et détruire les forces d’un monde intolérable.


Lignes transversales, connexions rhizomatiques, réseaux composites, agencements complexes, expériences affectives et objets enchantés [p. 14] cet ensemble de concepts, fruits d’une étroite collaboration, de l’agencement de deux pensée, ont pendant cinquante ans permis d’avoir une prise critique sur l’organisation sociale de l’époque de leur énonciation, avec la volonté d’opérer des changements radicaux. Or, avec la mutation du néolibéralisme et l’émergence d’un capitalisme des flux et de la connexion, la philosophie deleuzienne a été embarquée, récupérée. L’autonomie du sujet et la décentralisation ne sont qu’une des nouvelles faces – des relations, des stratégies – de ce modèle de pouvoir.


Face à ce constat Andrew Culp appelle à une « destruction du monde ». Le caractère intolérable de ce dernier annihile tout espoir de s’en accommoder et bien plus, il nous intime l’ordre d’ « abandonner toutes les raisons qui nous sont données de (le) sauver » [p. 90]. Le capitalisme s’est approprié les critiques faites à son encontre, plus encore il a capitalisé sur ces critiques pour opérer sa mutation. Qu’il fasse sienne la revendication des rapports horizontaux et anti-autoritaires, propres à la philosophie de Deleuze, voilà qui doit être pris en compte par toute critique qui veut saisir et agir sur la marche du monde. « La nécessité de faire un « pas de côté » vis-à-vis de Deleuze à la lettre est d’autant plus cruciale que les capitalistes l’ont cité comme une influence majeure » [p.10].



AVEC ET CONTRE DELEUZE



Il n’est plus possible, dès lors, d’en rester à un régime de discours et de pratiques qui revendique et pose la créativité, l’optimisme, la connectivité, le rhizome comme forces actives. Ou plutôt, si ces forces sont actives, c’est dans le sens de la marche du monde qu’elles doivent œuvrer, en son sein et pour lui.


Œuvrer pour le monde : le capitalisme fonctionne par accumulation et productivisme, la philosophie deleuzienne procède par affirmation. Aussi celle-ci se couple-t-elle au fonctionnement de celui-là, en devenant, d’une part, une philosophie prête-à-penser de « développement personnel » destinée à l’archétype de l’individu « néolibéralisé » ; on les connaît les discours éculés de la réalisation de soi. D’autre part, la matrice fondamentale de la marchandisation – les individus autant que les concepts sont assimilés, dans une logique d’accumulation et de productivisme, par le capitalisme. Dit autrement, il y a « collusion entre la création de concepts et la reproduction de ce monde.» [p. 61]


C’est la figure du «chief happiness officer» [Directeur général du bonheur] proclamant que le bonheur, la joie ou tout autre affect d’«emporwement» permettent de résoudre les problèmes sociaux et/ou existentiels ; l’entrepreneur pour lequel toute initiative créatrice est bonne parce que monnayable ; etc. Par cette rencontre, une critique du capitalisme s’exprime, est ré-adaptée et re-codée en son sein. Autrement dit, si les concepts de Deleuze œuvrent dans le capitalisme mondialisé, saturé de transparence, de constructivité, d’expressivité, c’est à la faveur d’un nouvel esprit du capitalisme dont il faut 1/ prendre acte, pour ensuite 2/ ré-examiner la philosophie deleuzienne et 3/ réemployer cette philosophie à un « communisme noir et furieux» (p 60).


Andrew Culp nous enjoint à repenser Deleuze, en le lisant, bien sûr, en le complétant, et en ne détournant surtout pas le regard vis-à-vis de ce qui, aujourd’hui, est devenu une idéologie dominante. Re-prendre Deleuze, donc, mais pas dans son intégralité, le lire autrement – pourquoi pas ?


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le 12 mars 2022

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