Les requins peuvent-ils pleurer des larmes de crocodiles ?

Ce que vous allez lire à présent est l'une des (nombreuses) hypocrisies de la dictature du capital. S'il n'y avait pas la guerre, cette hypocrisie-là serait majeure.

Rien que mon titre suffit à donner le ton du papier. Alors que mon lecteur prenne bien garde où il met les pieds... et où il pose ses yeux car, autant le dire maintenant, le sujet est sensible.
Oh il n'est pas sensible de mon simple fait mais il l'est tout simplement parce qu'il condamne, exploite et tue.

"IL", c'est le capital. Le très beau et magnifique capital dont le livre ne touchera pas une ligne mais qui, si nous lisons correctement avec les yeux en face des trous, l'évoque en permanence. En permanence, les disparités entre les richesses des nations ; en permanence, ses conséquences dans les rapports humains, en permanence, sont prégnantes dans les interlignes. Ce livre, c'est l'histoire des conséquences. On marche avec et sans se retourner, s'il vous plaît.

Peut-être mes mots vont paraître en décalage avec l'humeur du moment, peut-être sont-ils trop frontaux, mais je voudrais signifier de prime abord que cette frontalité est nécessaire car rien, non, rien ne devrait permettre qu'un être humain soit condamné à vivre entre quatre murs (privés d'emploi, je vous salue !) ou entre quatre frontières, même si ces frontières ont "l'espace de Schengen" pour s'évader. Il y a besoin d'urgence et de faire front face à toutes les idées réactionnaires, qu'elles soient de droite ou de gauche, à l'heure où la social-démocratie décide d'installer un premier ministre raciste pour appliquer la politique antiouvrière du FN sans que ce dernier ne soit au pouvoir.

Il y a aussi besoin de... pédagogie, de témoignages, de récits, de trajectoires de la part des migrants, à la condition express qu'elle ne soit un prétexte pour bien paraître dans les dîners mondains ; il est tellement bien vu d'avoir un idéal de justice, un humanisme à caresser quand on est un pieu démocrate ! N'est-ce pas le premier ministre Rocard qui annonçait que la France ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde ?

Donc, raconter, oui, mais pas n'importe comment. Avec de la sobriété, de la rigueur, de l'écoute, du ressenti et de l'allure. De la lisibilité en somme.

Il y a quelques temps, sur la critique de Lilja-4-ever, contant la trajectoire vécue par une jeune prostituée de l'est, je m'interrogeais sur le comment raconter la misère de sorte à aider à la prise de conscience. Je m'étais penché sur le misérabilisme, attitude tire-larme et démagogique consistant à faire passer pour salaud tout être s'opposant la démarche de l'oeuvre. Il résultait à propos de ce film une assez large dissension, morale et artistique, sur la trajectoire de Lilja ainsi que sur sa mise en forme... Alors que la question fondamentale posée par l'oeuvre, c'est le témoignage d'une condition économique et sociale contrainte. C'est alors qu'il s'agit moins de création que de nécessité. Parce que telle oeuvre est nécessaire, en quoi se permet-on d'en juger la forme de manière prioritaire ?

C'est ainsi que la même logique s'applique pour "Il y a des crocodiles dans la mer", excepté que le fait qu'il s'agisse d'un livre documentaire quasiment peu adaptable à tout autre support. Il n'y a pas de musique, pas de larme, pas de procédé destiné à émouvoir. Il y a les mots et les représentations que nous faisons de telles situations ; il y a une succession de faits, souvent difficiles à appréhender pour un sédentaire comme moi qui a eu la "chance" d'être né dans un pays riche.

Le livre s'ouvre avec un planisphère montrant avec une ligne toute cabossée et fléchée, l'inexorable immigration d'Enaiatollah Akbari, 10 ans. Je suis resté longtemps devant ce parcours avant de commencer à lire et, d'emblée, le moi sédentaire avait peine à concevoir de ce que c'était de voyager, de Nava (Afghanistan) à Turin (Italie) en passant par quatre pays différents. Souvent, au cours de la lecture, je suis revenu à ce planisphère pour prendre connaissance de la situation géographique mais aussi, un peu, pour souffler au milieu d'un récit qui ne s'arrête jamais, où les questions de l'auteur enchaînent sur d'autres situations toujours aussi violentes.

Faut-il retranscrire ici le parcours d'Enaiat comme preuve de sa difficulté ? Faut-il dire qui est ce garçon qui se dit hazara (une ethnie honnie en Afghanistan), chiite puis musulman ? Evoquer sa personnalité, à la fois naïve et débrouillarde ? Faut-il parler des frontières avec ses dangers, avec ses passeurs toujours plus exigeants, qui exploitent une main d'oeuvre aussi précieuse que forcée, de sorte qu'elle rembourse leur voyage en travaillant pendant plusieurs mois dans des conditions indignes ? Faut-il parler du voyage dans la pisse et la merde vers la forteresse européenne où il faut, sans savoir où Enaiat se trouve, se remémorer les bons gestes à faire pour ne pas se faire attraper par la milice ou la police, éviter de se faire faucher ou ficher pour espérer avoir un droit d'asile ? Faut-il relater cette marche inexorable et périlleuse pour entrer en Turquie en affrontant pendant une quinzaine de jours les chaînes montagneuses du Caucase ? Faut-il raconter l'effet que ça fait de naviguer sur un canot de fortune et de voir disparaître dans les flots l'un des occupants d'une seconde sur l'autre ? Faut-il parler de cet ordre des choses : se construire une existence pour pouvoir un jour reparler à sa propre mère qui - paradoxe - lui a sauvé la vie en l'abandonnant ? Faut-il parler de l'Afghanistan, de l'Iran, de la Grèce et de l'Italie pour comprendre cette quête, se faire une place dans ce monde où personne ne veut d'un gamin en haillon parlant une langue inconnue ? Faut-il évoquer les visages de ces personnes qui ont aidé Enaiat dans sa course, juste pour ne pas mourir ?

Il ne fait pas doute qu'il y a beaucoup de choses qui sont dites sur la condition de migrant dans ce petit bouquin. Mes formules ampoulées sont à mille lieues de la réalité du livre et de sa simplicité. Mais je crois que le plus important est qu'il soit accessible à tous, qu'il soit simple sans être prosaïque ou simpliste, qu'il soit vivant sans qu'il ne juge qui que ce soit et sans qu'il ne discoure sur la nature humaine. Il y a décidément beaucoup de choses dans ce petit livre, si bien qu'il me servira de manifeste pour parler de l'immigration en connaissance de cause, à une époque sécuritaire où le capitalisme tend depuis plusieurs décennies à multiplier les mesures protectionnistes. Par ailleurs, ce livre a été édité pour la première fois en Italie à un moment où le Président milliardaire du conseil des ministres, Silvio Berlusconi, menait sa politique antiouvrière et anti-immigrés depuis trois mandats (et une liste de casseroles judiciaires longue comme deux bras).

Si la vie d'Enaiat trouve enfin un point d'ancrage, il me restera gravé en mémoire, avec la limpidité que seule la simplicité exerce, un regard sur l'actualité permanente : en mars 2014, le refoulement de 1600 migrants à Ceuta ; le passage en force d'une soixantaine de migrants à Melilla, arrêtés il y a quelques heures ; le 18 mars 2014, c'est un peu moins d'un millier de migrants qui ont forcé le passage, la télé nous en a montré une certaine liesse d'avoir réussi l'assaut de la forteresse (http://www.lutte-ouvriere-journal.org/lutte-ouvriere/2429/leur-societe/article/2015/02/18/36412-fermeture-de-la-mediterranee-une-politique-de-plus-en-plus-meurtriere.html) ; en octobre 2013, on se souvient de l'hypocrite contrition de la politique migratoire proposée par Hollande après qu'il se soit déplacé sur le théâtre de plus de 300 noyés au large de Lampedusa.
Il y a bien des larmes de crocodiles dans la Méditerranée mais les requins ont les yeux bien secs.
http://fr.euronews.com/2014/03/18/immigration-assaut-massif-dans-l-enclave-de-melilla/

Je veux maintenant conclure sur deux choses :

Pour rester dans le langage animalier, il faut refuser toute attitude des trois singes : 23 000 migrants sont morts aux frontières de l'Europe depuis 2000 (selon le réseau United for Intercultural Action, le blog Fortress Europe et le centre commun de recherche (CCR) de la Commission européenne).
Il ne faut pas compter non plus sur ces essentialistes sociaux-démocrates pour régler l'immigration forcée. Eux n'y verront qu'un fléau, une fatalité ou, que sais-je encore, une tragédie. Vingt-trois mille morts, ce n'est pas une tragédie, c'est une logique. Une logique devant laquelle tous les messieurs Dupont qui croient voter pour leur confort marchent en fait vers l'urne en piétinant les morts.
Quant aux sophistes occidentaux, ils/elles trouveront toujours une bonne raison (souvent impassible) d'y percevoir une gestion normalisée qui ne dépend pas de leurs conditions directes de vie.
L'attitude à avoir se formule alors sous forme de questions : Qui organise les disparités de richesse de pays à pays, de région à région ? Qui fait les guerres ? Qui décide de qui a des papiers et qui doit être expulsé ?

La deuxième chose sur laquelle je voulais conclure, c'est de donner à lire ce livre aux élèves et à vos enfants. Les immigrés sont en permanence perçus comme un fardeau alors qu'ils enrichissent par leur travail les nations les plus riches. Ce serait un geste pour dire que toute expulsion et toute mort de migrants ne peut être perçu que comme un anachronisme typiquement bourgeois. Je remercie la personne qui m'a donné à lire ce modeste livre et qui le transmettra sans doute à quelqu'un d'autre.

"Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont pas." (Marx & Engels in Le Manifeste du Parti Communiste)

◘ Voici une sorte de diagramme dynamique qui représente les flux migratoires mais aussi qu'il est dans la nature humaine de circuler par delà les frontières. Le droit de circuler hors frontière devrait avoir la même signification pour moi que pour un africain ou un indien : http://qz.com/192440/where-everyone-in-the-world-is-migrating-in-one-gorgeous-chart/

◘ Une carte répertoriant les 250 centres de rétention répartis dans 27 pays d'Europe : http://alarecherchedejeanjaures.20minutes-blogs.fr/media/02/00/1263877900.jpg

INTERNATIONALISME

Dans l'Histoire du socialisme, l'Internationale avait pour objectif la suppression des frontières car les travailleurs n'avaient rien à gagner à discuter des questions bourgeoises. Ce n'est pas dans leurs intérêts. Regardez par exemple le Royaume-Uni... qui, avec sa précarité généralisée pour TOUS les travailleurs et avec ses facilités de séjour, se fait très bien à l'idée d'accueillir les étrangers.
Alors oui, nous sommes, internationalistes, pour la suppression des frontières, presque indépendamment des modes de production. En revanche, il ne fait pas de doute que pour l'union des travailleurs, il faudra lutter comme les Continental l'ont fait en France et en Allemagne dans leurs jonctions communes, lutter pour renverser le capitalisme qui, d'un pays sur l'autre, dresse non seulement les travailleurs entre eux, de pays à pays, dans une logique de concurrence capitaliste, mais aussi les travailleurs nationaux et les enferme dans un débat insipide du pour ou contre l'immigration (de masse ou non). http://www.senscritique.com/film/La_Saga_des_Conti/8463589
Pour nous communistes, l'internationalisme coule de source. C'est même son intérêt et son moteur pour se maintenir d'être internationaliste. Mais sur la question européenne, nous ne pouvons nier que la libre circulation des travailleurs est une richesse et que si les protectionnistes ont pour mot d'ordre "immigration = chômage", ce sont les capitalistes qui sont à l'origine du chômage, et non les immigrés qui choisissent leur salaire d'exploitation.

Pour toutes ses raisons, je le dis et le répète, l'ouvrier n'a pas de patrie ni de culture ou de génétique attitrées sans qu'il ne puisse les remettre en cause. Toute contingence appelle, du fait de la conscience humaine, à être remise en cause. Comme le disait le social-démocrate H. Cunow, in Les travailleurs et la patrie, "l'ouvrier n'a pas de patrie, il n'a aucune part propre dans la vie de la nation, il est encore exclu de ses biens matériels et spirituels." Pourquoi diable faudrait-il se positionner dans ce débat sur l'immigration, sachant le mal que nous nous faisons entre nous et le fier service que vous rendez à la bourgeoisie ? Par contre, il y a tout lieu de s'organiser, en tant que travailleur, pour surpasser cette indignation qui terrasse nos milieux.

Andy-Capet
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le 9 déc. 2023

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