Très beau récit au ton et style « journalistique" de la misère banale, commune, que George Orwell a vécu et observé lors de son expérience de grand dénuement à Paris puis à Londres à son retour d’Asie.


Je dis style journalistique, sans ici, arrière pensée péjorative, mais dans le sens où il observe, détaille minutieusement et pertinemment, sans user de trop de superlatifs ou d'envolées lyriques. On peut dire sinon, qu’il ne littéralise pas son récit, si on veut employer un barbarisme langagier, qu'il tente de rester au plus près de l'observation sans trop essayer de romancer.
Le style est d'ailleurs froid, sans identité diront certains, ce qui tranche par rapport à London, pour comparer avec une lecture récente, qui parle aussi de la misère et du labeur extrême de certaines catégories de travailleurs mais pourtant, il est en parfaite adéquation avec le sujet du livre. Point ici de misérabilisme ou de volonté de jouer sur la corde sensible.


Je trouve que finalement, sans m'y connaître, que George Orwell se met (habilement ?) dans l’habit d’un ethnologue (du dimanche ?) venu étudier un milieu inconnu. Une immersion dans un monde différent que l'auteur décrit, et commente régulièrement au fil de son récit, se servant de cas concrets pour partir dans une réflexion plus générale - c’est ainsi que du cas du plongeur il en profite pour réfléchir à l’explication de leur existence, et ne peut relever que le plaisir d’une minorité fait elle le « malheur » d’un plus grand nombre, que d’un plaisir « bourgeois » né une condition populaire.
A un moment donné, Orwell évoque la condition du personnel de restauration et c’est l’occasion pour lui, en simili sociologue de décrire la stratification sociale et symbolique qui caractérise chaque sous groupe de cette catégorie. Entre le patron, le chef de cuisine, le cuisinier, le garçon (serveur), le plongeur, à chaque fonction est ainsi associée un type de comportement voire même une mentalité propre/commune (au sous groupe) et notamment une attitude particulière envers les autres (frappant la mise en lumière du garçon méprisant ceux en dessous de lui et révérant envers les bourgeois qu’il côtoie « à table », comme pris entre deux mondes, chacun inaccessible).
De même, Orwell fait la même chose pour ce qui est de la typologie des mendiants Londoniens où chacun se trouve à une place bien déterminée allant de l’artiste de rue au vendeur d’allumettes.
Au-delà de la simple description de la pauvreté, ce qu’on peut en retirer c’est aussi « l’anarchie » qui peut régner lorsqu’aucune forme de réglementation du marché du travail n’existe. Amusant parallèle avec notre situation actuelle. En effet, quand aucune règle n’est imposée, notamment pour ce qui est d’un salaire minimum et surtout concernant les embauches on voit à cette époque ce que cela pouvait donner. Rien que dans l’hôtellerie on voit ce que la flexibilisation à l’extrême peut donner. De même, comme le dit bien Orwell, la surabondance d’offre de travail par rapport à la demande de force de travail créé une situation d’instabilité et de précarisation du marché de l’emploi sans réglementation : «les grands hôtels ne font preuve d’aucune pitié à l’égard des gens qu’ils emploient. Ils embauchent et débauchent du personnel en fonction des besoins et licencient dix pour-cent au moins de leurs employés quand la pleine saison est terminée. Et ils n’ont aucun mal à trouver un remplaçant si quelqu’un leur fait faux bon, car à Paris ce ne sont pas les candidats à ce genre de place qui manquent » (bon d’accord, un peu d'herméneutisme, je surinterprète un peu ce qu’il dit, je l’avoue).


Il n'est pas ici opportun de faire un inventaire à la Prévert des misères décrites par Orwell, mais on se dit à la lecture que Paris offre plus d'opportunités et une crimininalisation moins frappante de la pauvreté qu'à Londres. C’est finalement ce qu’il réaborde dans ses « écrits politiques » où il détaille l’institutionnalisation de la pauvreté errante.
D’une part, la mendicité est prohibée, d’où les fameux vendeurs d’allumettes devant montrer officiellement pâte blanche - petite parenthèse concernant la mendicité, dans la vision libérale l’assistance aux pauvres ne doit pas provenir de l’Etat mais de l’initiative privée. En gros, l’idée est que spontanément les classes les plus aisées donneraient une part de leur pécule durement gagné aux pauvres sous forme du modèle de la charité, or, ce n’est pas mentionné ici, mais dans ses écrits politiques Orwell nous montre qu’à l’inverse, la subsistance des plus miséreux se fait par la « générosité » des classes inférieures ! En effet, les « mendiants » (officieux ou non) étant repoussés des quartiers bourgeois par les forces de l’ordre ce sont dans les quartiers pauvres et ouvriers que les mendiants touchent quelques pièces par ci par là. Entre les discours et la réalité, encore une fois, c’est tout autre chose.
D’autre part, a été mis en place l’impossibilité pour un miséreux de résider deux soirs de suite dans un même lieu d’accueil. C’est-à-dire que concrètement, une personne sans toit doit chaque soir trouver un autre lieu d’accueil, ce qui pousse donc des milliers d’individus à parcourir Londres et le reste de l’Angleterre à pieds pour trouver un abris et on parle bien de dizaines de milliers d’individus concernés.


Outre ce récit frappant et poignant sur ces pauvres hères, ce qui marque, c'est aussi cette vie, cette réserve d'humanité qui émane de ces gens, de ce milieu ô combien défavorisé-exploité. C'est finalement une formidable leçon de vie de voir ces gens toujours debout malgré les affres de l'existence. Boris, l’émigré russe en est un parfait exemple. Positif, ambitieux, débrouillard, toujours d’attaque malgré les déconvenues en chaîne qu’il subit. Le roseau plis mais ne rompt pas.


C'est donc un ouvrage à la fois poignant malgré sa froideur, mais aussi par certains aspects chaleureux grâce à ces hommes qui l'animent et cette volonté de vivre, de faire face aux événements qui ressort constamment. Finalement pour eux, exister, c'est résister.


Une ode à la solidarité, un éveil des consciences face à la stigmatisation de la pauvreté (sur son existence et sa tolérance).


Et comme Orwell conclu magnifiquement son récit : « Jamais plus je ne considérerai tous les chemineaux comme des vauriens et des poivrons, jamais plus je ne m’attendrai à ce qu’un mendiant me témoigne se gratitude lorsque je lui aurai glissé une pièce, jamais plus je ne m’étonnerai que les chômeurs manquent d’énergie. »


PS : Evidemment, l’ouvrage est rempli de passages qu’on a envie de garder quelque part en mémoire :


« Lorsque vous vous trouvez au sein de la misère, vous faites une découverte qui éclipse presque toutes les autres. Vous avez découvert l’ennui, les petites complications mesquines, les affres de la faim, mais vous avez en même temps fait cette découverte capitale : savoir que la misère a la vertu de rejeter le futur dans le néant »
« Il est un autre sentiment qui aide grandement supporter la misère. Tous ceux qui sont passés par là doivent sans doute l’avoir connu. C’est un sentiment de soulagement, presque de volupté, à l’idée qu’on a enfin touché le fond. Vous avez maintes et maintes fois pensé à ce que vous feriez en pareil cas : eh bien ça y est, vous y êtes, en pleine mouscaille - et vous n’en mourez pas. Cette simple constatation vous ôte un grand poids de la poitrine. »
« Faire la vaisselle est un travail parfaitement odieux - pas vraiment pénible, certes, mais assommant et stupide au-delà de toute expression. On frémit à l’idée que des êtres humains puissent passer des dizaines d’années de leur vie à ne rien faire d’autre. La femme que je remplaçais avait bien la soixantaine et elle restait rivée à son bac à vaisselle, treize heures par jour, six jours par semaine, toute l’année durant. (…) Cela faisait une curieuse impression de voir que, malgré son âge et sa condition présente, elle continuait à porter une perruque d’un blond éclatant, à se mettre du noir aux yeux et à se maquiller comme une fille de vingt ans. Il faut croire que soixante-dix-huit heures de travail par semaine ne suffisent pas à étouffer toute envie de vivre chez l’être humain. »
« Pour beaucoup d’hommes du quartier, sans femme et sans nulle perspective d’avenir, la beuverie du samedi soir était la seule chose qui donnait un semblant de sel à la vie. »
« le plongeur est un des esclaves du monde moderne (…). Pour ce qui est de la liberté, il n’en a pas plus qu’un esclave qu’on peut vendre et acheter. Le travail qu’il effectue est servile et sans art. On ne le paie que juste ce qu’il faut pour le maintenir en vie. Ses seuls congés, il les connaît lorsqu’on le flanque à la porte. Tout espoir de mariage lui est interdit, à moins d’épouser une femme qui travaille aussi. Excepté un heureux hasard, il n’a aucune chance d’échapper à cette vie, sans pour se retrouver en prison (…). Si les plongeurs pensaient un tant soit peu, il y a belle lurette qu’ils auraient formé un syndicat et se seraient mis en grève pour obtenir un statut plus décent. Mais ils ne pensent pas, parce qu’ils n’ont jamais un moment à eux pour le faire. La vie qu’ils mènent a fait d’eux des esclaves. »
« A force d’absorber cette répugnante imitation de nourriture, il était devenu, corps et âme, une sorte d’homme au rabais. c’était la malnutrition, et non quelque tare congénitale, qui avait détruit en lui l’être humain. »
« Dans la pratique, personne ne s’inquiète de savoir si le travail est utile ou inutile, productif ou parasite. Tout ce qu’on lui demande, c’est de rapporter de l’argent. »

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le 8 août 2017

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