Vitrines de la nature sauvage, les parcs naturels américains sont d’abord des espaces d’où les populations locales ont été chassées et contrôlées. Karl Jacoby retrace l’histoire de ces violences et de leurs résistances.


Le cadre d’abord : De grandes étendues de forêts, plaines et montagnes. La naturalité, la wilderness, la nature sauvage américaine.


Les acteurs ensuite : L’État américain, à la suite d’alertes émises par des intellectuels, écrivains et journalistes, des naturalistes et forestiers, sur les dangers portant sur la nature sauvage américaine.


L’action : Protéger la nature sauvage américaine. Mettre en place des parcs, au sein desquels les activités humaines (humaines avec un grand H même) sont proscrites, contrôlées.


Clap de fin, voici les tenants et les aboutissants des représentations que nous avons de l’histoire de ces lieux fameux que sont les réserves et les parcs où la nature a été conservée, protégée des attaques extérieures.



COMMUNAUTÉS LOCALES, ÉTAT ET ENVIRONNEMENT



Dans Crimes contre la nature, Karl Jacoby déconstruit de façon magistrale le mythe entourant les parcs nationaux, restituant dans le même mouvement le point de vue des communautés qui habitaient ces espaces avant qu’ils ne soient contrôlés. Il s’appuie pour cela sur une somme importante d’archives regroupant correspondances privées et écrits personnels, articles de journaux, publications officielles et textes de lois ou autres règlements locaux et nationaux couvrant la période des années 1870 à 1910. En l’espace de 400 pages, il dresse une contre-histoire des parcs nationaux américains, ces espaces dits de conservation de la nature.


Karl Jacoby présente, dans leur diversité et leurs contradictions, les personnes présentes avant que ces espaces ne deviennent des parcs nationaux, des personnes qui ont été éloignées. Éloignées parce qu’en opposition avec la logique administrative de rationalisation et de protection de l’environnement. L’État se positionne face à l’environnement, il s’en distingue pour mieux l’appréhender et agir sur lui. De la même manière, l’État et l’ensemble des instances et institutions qui le représentent font face aux dominé·es, celles et ceux qui constituent « la classe ouvrière du monde sauvage ». C’est donc contre cette classe que l’État se positionne, pour l’exclure et la reconfigurer aux nouveaux usages légitimes de l’environnement.


« Voleurs, braconniers, squatteurs » sont ceux qui ont été mis hors des parcs nationaux, physiquement déplacés et juridiquement encadrés, mais qui ont tenté, en rusant, en s’adaptant, de maintenir leurs activités, parce que vitales pour leur subsistance autant que leur vie sociale communautaire. Toutefois, pas de romantisme entre un État exploiteur et des communautés homogènes réunies pour résister : Jacoby relève aussi les tensions, les divisions et les situations diverses sinon opposées au sein des groupes locaux. Il dresse leur histoire en croisant trois études de cas détaillées : les monts Adirodacks, au nord de New-York, le Yellowstone et le Grand Canyon.


Occupants, communautés, personnes, groupes locaux, il faut nommer ceux dont l’invisibilisation s’est construite parallèlement à la violence organisée contre eux. Dans la réserve forestière des Adirondacks, il s’agit de 16 000 personnes, essentiellement des Yankees du Vermont et de l’État de New-York, des pionniers du Canada et des réfugiés des tribus amérindiennes comme les Pentagouets ou les Idanaks. Pour le parc national du Yellowstone, ce sont des tribus amérindiennes : Bannocks, des Blackfeet et des Crows ou encore des Shoshones, , ainsi que des villages de forestiers, ouvriers et commerçants blancs de Jackson Hole ou Gardiner en bordure du parc. Enfin, dans la réserve forestière du Grand Canyon, nous suivons essentiellement la tribu des Havasupais.


L’un des chantiers de l’histoire environnementale naissante durant les décennies 1960 et 1970 fut de déconstruire les représentations que les sociétés occidentales avaient de leur rapport à l’environnement. Faisant écho aux diverses mobilisations pour la cause environnementale, les historien·ne·s ont alors retracé la généalogie des parcs nationaux, américains d’abord puis en situation coloniale, en se concentrant notamment sur les exclusions par lesquelles la calme nature a pu être mise sous protection policière et militaire. Violence dirigée contre les Amérindiens, dont la mise à l’écart des espaces sur lesquelles ils vivaient a été une des étapes ultimes de la chronologie du génocide qui les décimait depuis trois siècles. Violence également contre les villages de blancs pauvres qui habitaient les forêts et qui y trouvaient le bois, le gibier et autres ressources pour leur autoconsommation et leur autonomie. Ces pratiques coercitives émanaient d’un appareil étatique étudié dans sa matérialité et ses contradictions, auxquelles répondaient des violences provenant d’en bas (vols, incendies, bagarre, meurtres). Mais violence aussi au sein-même des communautés locales qui étaient déstabilisées, et c’est au fil des descriptions du tissu social mis à mal par l’irruption de l’État autant en même temps que de l’économie capitaliste que Jacoby se montre le plus adroit.



La politique de conservation en fin de compte redéfinit davantage la
violence qu’elle ne l’élimina, l’exercice de la violence légitime
devenant la seule prérogative de l’État tandis que les populations
rurales y recouraient comme un moyen puissant mais illégal de résister
ou de transformer l’ordre nouveau qui s’imposait à elles.



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le 13 mars 2022

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