Monumental.


Alors, certes, il faut se méfier de l’effet best-of – dans cette édition ce sont près de 300 lettres sur 7000 qui ont été triées sur le volet –, mais je n’en reviens pas comme Flaubert donne l’impression de dire des choses décisives à chaque épître.


On connaît d’abord, comme le dit Borges, le « Flaubert de la légende », qui très tôt s’enferme dans sa tour d’ivoire à Croisset pour faire de la littérature son sacerdoce, tout autant que son martyre. Seulement j’ignorais que cette retraite était due à une série de deuils, le père qui lui laisse de quoi vivre de ses rentes, la jeune sœur, l’ami d’enfance, et surtout à de graves crises d’épilepsie qui imposent un adieu définitif à la vie pratique. (Et je me dis qu’il faudrait faire une étude comparée de la façon dont la maladie détermine le passage à l’écriture chez certains grands auteurs.) Dans cette perspective, la correspondance devient un moyen de communication presque vital avec le monde extérieur : le Normand avoue souvent ne pas avoir lu de journaux depuis des semaines, demande à ce qu’on lui écrive de très longues lettres, ne manque pas de s’épancher dans les siennes. 



Et c’est comme si chaque destinataire avait sa fonction propre : Louise Colet, « la Muse », pour l’art poétique (du plaisir de retrouver le célèbre morceau à propos du « livre sur rien »), les camarades Maxime Du Camp et Louis Bouilhet pour le récit des voyages en Orient et les cochonneries (qui vont souvent de pair), la mystique et très sensible Marie-Sophie Leroyer de Chantepie pour la philosophie de vie, le romancier se muant alors en véritable docteur ès mélancolie (« le problème n’est pas de chercher le bonheur, mais d’éviter l’ennui »), Victor Hugo ou la princesse Mathilde pour la vénération de rigueur, George Sand pour une tendresse fidèle en dépit de l’incompatibilité esthétique, servant également de correspondante de guerre en 1870, Guy de Maupassant enfin, le disciple et le fils spirituel à qui sera adressé le dernier billet de la vie de Flaubert qui meurt à 58 ans d’une attaque cérébrale.


C’est donc à la fois un parcours à travers l’histoire du siècle et celle de l’écrivain, éclairant les conditions de travail en même temps que le projet, régulièrement mal compris par ses contemporains, derrière chaque œuvre. Et, sans surprise, il y a de quoi faire tout un manuel pour apprentis auteurs, entre les injonctions à une discipline ascétique, l’obsession pour la raideur de la phrase et le rejet du lyrisme des « avaleurs de clair de lune ». C’est ce dernier point qui m’a le plus intéressé, ce que Flaubert appelle sa « liquidation sentimentale », cette idée qu’il faut donner dans un art impersonnel pour qu’il soit réussi, en somme parler des autres et non de soi, ce qui porte l’écrivain à choisir des sujets qui lui sont a priori bien étrangers, de la guerre des Mercenaires de Carthage au quotidien de deux médiocres copistes.


Sauf que la parfaite ironie vient de ce que ces 750 pages se dévorent comme un roman, et que l’œuvre la plus personnelle de son auteur est aussi, peut-être, sa plus belle. Se joue sous nos yeux une vie en accéléré avec ses enthousiasmes, ses bougonneries, ses défilés de morts, ses amours tues et qui de temps à autre rejaillissent en des bouquets de métaphores, ses « bouquins » évoqués sans cesse et qui dès leur parution semblent tomber à plat, hop, on n’en parle plus, on passe au suivant. Et le paradoxe finalement chez ce vieil ours pudique qui a les honneurs en horreur, c’est le soin voluptueux que l’on sent apporté à chaque missive, à se demander si chacune d’elles n’était pas soumise à l’épreuve du « gueuloir » réservée à ses romans. À la fin de sa vie il brûle même des paquets entiers de ses échanges de jeunesse avec Du Camp (un peu comme on supprimerait de vieilles critiques ici). Comme si ce cœur simple, qui se voulait pareil à Dieu dans son art, avait aussi eu la prescience de sa postérité.


« J'ai eu aussi, moi, mon époque nerveuse, mon époque sentimentale, et j'en porte encore, comme un galérien, la marque au cou. Avec ma main brûlée j'ai le droit maintenant d'écrire des phrases sur la nature du feu. » (Lettre à Louise Colet, 6 juillet 1852.)

Paul_
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le 30 janv. 2021

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