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Voilà six textes qui rompent, peu après la publication de la Lettre sur l'humanisme (1947), le long silence du grand penseur allemand. Silence imposé par la censure mais qui correspond également, en quelque sorte, à celui de l'humanité. Ces textes sentent l'odeur âcre des bombes, des massacres organisés, du désir frénétique d'anéantissement — « l'homme préfère encore vouloir le néant que ne rien vouloir du tout », le mot de Nietzsche fut celui de la dernière modernité. Heidegger pose le constat du péril le plus grand que l'humanité ait jamais connu. Un péril qui « menace l'homme de mort, et non pas d'une mort quelconque, mais de celle de son essence humaine (...). »


Heidegger est sans aucun doute le plus grand penseur contre la modernité. Celui qui, infiniment plus profondément que les creux évangiles d'après-guerre qui font encore autorité aujourd'hui, a su penser le désastre sans précédents de l'effroyable XXe siècle, ce siècle où l'humanité s'est placée au bord du gouffre, y est tombée plusieurs fois, puis s'est redressée tant bien que mal et, aujourd'hui encore, de façon cruciale, menace toujours d'y sombrer à nouveau, tant le pas qui s'en éloigne est pénible à faire et celui qui y conduit paraît si naturel. Ce pas qui éloigne est difficile à faire car les idées toutes faites n'y suffisent pas, à commencer par celles qui ont façonné ce désastreux monde moderne. Les idées « humanistes » y compris, en dépit des beaux atours dont elles se parent.



Ce qui menace l'homme en son être, c'est cette opinion qui veut se faire accroire à elle-même, et selon laquelle il suffit de délier, de transformer, d'accumuler et de diriger pacifiquement les énergies naturelles pour que l'homme rende la condition humaine supportable pour tous et, d'une manière générale, « heureuse. » Mais la paix de ce « pacifiquement » n'est rien d'autre que la fièvre non-troublée de la frénésie de l'auto-imposition orientée uniquement sur elle-même. Ce qui menace l'homme en son être, c'est cette opinion selon laquelle la réalisation de la production absolue pouvait être risquée sans péril, à condition de conserver, à côté de cela, leur valeur à d'autres intérêts, par exemple ceux d'une croyance religieuse. Comme si pour ce rapport insigne en lequel l'homme se trouve, de par le mode technique du vouloir, placé face à l'ensemble de l'étant — comme si pour ce rapport il pouvait y avoir encore, dans quelque compartiment annexe, une espèce de séjour séparé qui puisse offrir plus que d'éphémères échappatoires dans l'illusion (...).



La pensée de Heidegger est profondément déroutante en ce qu'elle est profondément contre les idéaux auxquels nous croyons encore communément, plus ou moins confusément. La pensée de Heidegger est profondément autre chose ; elle donne la sensation de s'avancer en des terres inexplorées, sans repères pour s'y orienter. Est-elle difficile d'accès ? Elle nécessite certainement de longues et patientes méditations. Quant à la plume du penseur, je l'ai personnellement trouvée, au contraire de la réputation d'opacité qu'elle a, étonnamment limpide, presque aérienne et, surtout, envoûtante, belle et poétique. La langue Heidegger n'est en rien technique — c'est tout le contraire. Elle est faite d'images saisissantes, qui frappent l'imagination et qui peuvent être méditées longuement dans leur pleine signification. Lire Heidegger donne la sensation d'écouter la parole d'un sage des temps anciens. Cette parole qui préfère la musicalité, l'image, les jeux de significations, de sons et d'images, sans pourtant perdre de justesse et de précision, à la sécheresse stérile de l'écrit scientifico-technique. Une parole qui, en conséquence, éveille comme un sentiment du divin, ou de la sagesse, et qui ouvre la possibilité d'une méditation. Les six textes compilés dans les Chemins qui ne mènent nulle part sont d'ailleurs qualifiés, par Heidegger, de méditations :



  • L'origine de l'œuvre d'art.

  • L'époque des « conceptions du monde. »

  • Hegel et son concept de l'expérience.

  • Le mot de Nietzsche « Dieu est mort. » (qui m'a très fortement inspiré cette critique)

  • Pourquoi des poètes ?

  • La Parole d'Anaximandre.


Malgré l'apparence hétéroclite de l'ensemble, ces textes se répondent parfaitement dans un propos d'ensemble cohérent. On est frappé par les thèmes et les analyses prémonitoires de Heidegger. Ces textes paraissent décrire l'après-guerre et conclure une analyse méditée de la guerre. Ils ont pourtant été rédigés pour la plupart entre 1935 et 1946. Il y a, notamment, chez Heidegger ce souci radical pour la nature, qui ne s'est fait jour dans le débat public que bien après, et qui est devenu une idée « à la mode », susceptible d'être prise au sérieux, que très récemment. Il ne faudrait pourtant pas parler de Heidegger comme d'un écologiste, car il n'est en rien en faveur d'un « discours rationnel sur l'habitat » (oikos-logos). La différence en est que, contrairement à ces défenseurs de « l'environnement » qui ne trouvent pas absurde de semer des champs de machines d'acier et de béton dans la nature pour la préserver, Heidegger ne rechigne pas à critiquer la science et, au contraire, démontre ce qui devrait désormais être une évidence : qu'elle est à l'origine de la destruction du monde, y compris de l'homme en son être. La science est une agression de l'être des choses ; elle a oublié l'être, c'est-à-dire ce qui ouvre la présence de l'étant (ce qui est), en ramenant pauvrement la vérité à la vérité, en tant que certitude, de l'étant en tant que tel (la science ne connaît que le visible, le sensible et le mesurable, et ignore ce qu'il peut y avoir en plus). La vérité n'est plus l'aletheia des Grecs, c'est-à-dire un dévoilement, elle est une certitude qui place une lumière sans ombre sur les choses, que l'on imagine pouvoir connaître dans une absolue certitude. Ce faisant, la science produit l'exact inverse.



La couleur irradie et ne veut qu'irradier. Si nous la décomposons, par une intelligente mesure, en nombre de vibrations, alors elle a disparu. Elle ne reste que si elle reste non décelée et inexpliquée. La terre fait ainsi se briser contre elle-même toute tentative de pénétration. Elle fait tourner en destruction toute indiscrétion calculatrice. Celle-ci peut bien revêtir l'apparence de la domination et du progrès en prenant figure de l'objectivation techno-scientifique de la nature : elle n'en reste pas moins une impuissance du vouloir. Ouverte dans le clair de son être, la terre n'apparaît comme elle-même que là où elle est gardée et sauvegardée en tant que l'indécelable par essence, qui se retire devant tout décel, c'est-à-dire qui se retient en constante réserve.



La science accompagne l'avènement de la Technique, c'est-à-dire d'une objectivation généralisée du monde et de l'homme qui enserre tout sous une domination sans répit, qui se saisit de toute chose, la tire hors d'elle-même et lui impose son règne absolu. La planification en vue de la production est une machine infernale qui a déjà dominé l'homme. Qui l'a dressé sous le régime de l'auto-imposition consentie, par lequel chaque personne consent à ne plus être elle-même, à se fondre dans l'uniformité d'un monde silencieux, qui ne dit plus rien, qui n'a plus rien à dire, qui n'a plus rien de l'humanité que les hommes ont insufflée en lui lorsqu'ils l'habitaient encore. L'avènement de la Technique est l'ultime conséquence et l'ultime étape de l'histoire de la Métaphysique, en ce que celle-ci est l'histoire de l'oubli de l'être. Mais la pensée, aussi loin qu'elle fut mise par écrit, n'a jamais dit l'être. Le salut ne viendra donc pas d'un retour en arrière — la pensée de l'histoire de Heidegger a quelque chose du mythe, c'est-à-dire une pensée de l'histoire en son être, en sa signification profonde. Pour autant, il n'y a pas, dans la pensée de Heidegger, que les traits d'un simple constat terrifiant sur l'état de l'humanité — qui ne constitue d'ailleurs qu'une part congrue du propos. Il y a déjà l'ébauche d'un autre chose.


La lecture de Heidegger semble déjà permettre de le saisir ; sa pensée donne la sensation d'une sagesse qui assagit, qui ressource et rassérène, hors des griffes du nihilisme. Au moment où le rationalisme de Descartes triomphait, Pascal découvrait la raison du cœur. Seule échappant à la domination sans partage de la raison, et sans doute croissant à mesure de celle-ci, l'intériorité offre un échappatoire. Elle permet le retour de la poésie qui a déserté le monde, celle-là même qui est capable de dire l'être. Car l'essence de l'œuvre d'art, cet art qui était autrefois le mode d'existence banal des hommes et qui a désormais peu ou prou disparu, est, explique Heidegger, de dire la vérité. La poésie est « ce qui ouvre un espace en plus » ; la parole dit l'être, en ce que l'être revendique le langage. Se placer non plus dans la domination de l'étant mais dans l'écoute de l'être en ce qu'il croît par lui-même et de lui-même, c'est renouer avec ce qu'il faut bien appeler le divin. Il ne s'agit pas, cependant, du divin tel que le concevait les chrétiens, qui est déjà la dégradation, sous l'effet de la Métaphysique, d'un divin plus originel (le « Dieu est mort ! » de Nietzsche faisant écho au triomphal « le Grand Pan est mort ! » des chrétiens). Il est d'ailleurs bien possible que nous ne soyons pas encore prêts à concevoir à nouveau avec la sincérité requise dieu...


Enfin, comment résumer en peu de mots la profondeur d'une pensée qui se médite longuement ? Ainsi décrite, la pensée de Heidegger doit probablement laisser la sensation d'un immense vertige — celui d'un pas résolument orienté vers un tout autre chose, vers un parfait inconnu. C'est bien tout le trouble que laisse cette pensée, dont l'extrême justesse des analyses laisse néanmoins dans une délicate hébétude. Comme lorsque, après avoir appris le décès d'un proche, la mort ne nous paraît pas encore pouvoir être réelle.



L'homme est sur le point de se jeter sur la terre toute entière et sur son atmosphère, d'usurper et de s'attacher, sous forme de « forces », le règne secret de la nature, et de soumettre le cours de l'histoire à la planification et à l'ordonnance d'un gouvernement planétaire. Ce même « homme révolté » est hors d'état de dire en toute simplicité ce qui est, de dire ce que cela est, qu'une chose soit. (...)
Quel mortel se sentirait de force pour penser à fond l'abîme de ce désarroi ? On peut bien essayer, devant cet abîme, de fermer les yeux. On peut ériger trompe-l’œil après trompe-l’œil, l'un derrière l'autre. L'abîme est toujours là.
Les théories de la nature, les doctrines de l'histoire ne délient pas le désarroi. Elles embrouillent tout irrémédiablement, car elles se nourrissent de la confusion qui plane sur la différence entre être et étant.
Est-il un salut ? Seulement si le péril est. Le péril est lorsque l'être même va à l'ultime et retourne à l'oubli qui provient de lui-même.
Or quoi, si l'être, en son déploiement, maintient l'essence de l'homme ? Si l'essence de l'homme repose dans le penser de la vérité de l'être ?
Alors la pensée doit prendre dictée à la ruche de l'être. Elle fait entrer l'aube du pensé dans la proximité de son énigme.


Antrustion
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le 4 mars 2021

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