Qui aurait pu croire qu'une telle œuvre ait pu voir le jour au temps du terne XXe siècle ? Qui aurait pu imaginer la sérieuse et commerçante Angleterre abriter le grand poète de notre temps, de ces poètes qui ne s'en fait que bien peu au cours des siècles ? Tolkien est assurément un miracle — un miracle dans les Temps Modernes, comme une fleur s'étant épanouie de son propre fait dans le désert. Il est bien disgracieux de voir en Tolkien le « père de la fantasy » ou un « élément crucial de la pop culture. » Voilà le genre d'affirmations bien dans le goût de notre époque : qui neutralisent ce qui serait susceptible de contenir un peu de grandeur.


L'œuvre de Tolkien est bien plus que cela. C'est une œuvre synthèse, puisant aux sources de multiples traditions littéraires européennes, parmi les plus grandioses et les plus belles. S'y succèdent, avec une étonnante fluidité, la légèreté humoristique du conte de fée, l'insondable profondeur du mythe, la mélancolie poignante du romantisme et de ses jardins perdus, la gravité et la puissance de la poésie épique, ainsi que l'idéal d'amour (au sens le plus élargi) du roman de chevalerie. C'est, de manière plus générale, une œuvre qui s'abreuve à la source presque oubliée de notre âme européenne, qui en sonde la mélodie secrète, perdue dans l'abîme des âges oubliés, et la présente au lecteur moderne avec une signification renouvelée. Mélange de tradition païenne et de tradition chrétienne, tout en étant ni l'une ni l'autre, le Seigneur des Anneaux resserre son propos sur ce qui en constitue le thème commun : celui de l'Âge d'or, cette époque originelle bénie mais destinée à la dégénérescence jusqu'au renouvellement du monde après un siècle de l'ombre, et, enfin, son retour.


Le Seigneur des Anneaux est indubitablement une œuvre de l'histoire européenne. Pourquoi suscite-t-il un tel unanime engouement, pourtant bien rare en ces temps de division ? Pour rien de plus : il est la nourriture qui sustente naturellement notre âme propre, en des temps où l'âme desséchée manque précisément d'alimentation. Est-il vrai, comme l'a pensé Carl Gustav Jung, que les mythes sont une médication de l'âme ? Pourquoi pas ? Le Seigneur des Anneaux n'est-il pas, précisément, un remède à l'obscurité de l'âge que nous traversons ? Il est un soudain et inattendu retour de l'imaginaire en ces temps plus que jamais stérilisés par la rationalité économico-scientifique. Il est, également, et de façon tout aussi inattendue, le retour d'un dire spécifique, et lui-même célébré de cette façon dans le récit : un dire qui fait ressortir l'invisible réalité du visible, c'est-à-dire le dire poétique, « ce qui ouvre un espace en plus. » Voilà le charme du Seigneur des Anneaux : faire éclore dans l'intimité du cœur l'essence secrète de ce qui est : les forêts et les campagnes, la chevalerie et la royauté, l'amitié et l'amour, le jour et la nuit. Le monde imaginaire décrit par Tolkien irradie d'une étrange réalité, qui parle en nous-mêmes comme ce qui est le plus réel par rapport à notre monde à nous, qui est ouvert à et pour nous. C'est un monde lové à l'ouest contre la mer, ouvert aux steppes sauvages à l'est, exposé aux glaces au nord, ainsi qu'aux royaumes exotiques au sud. Un monde de châteaux merveilleux, de forêts inquiétantes, de campagnes paisibles, de chevaliers et de rois, d'elfes et de nains, de gobelins et de dragons : un monde qui nous parle avec aisance puisque c'est le nôtre — ou son double.


Plus encore, le Seigneur des Anneaux dit l'ampleur du danger qui nous guette, l'épreuve qui est la nôtre, qui est contenue dans l'essence de notre histoire propre. Bree, Fondcombe, la Lorien, le Rohan, le Gondor et, sans doute plus encore, l'aimable Comté, avec ses commérages, ses fermiers, ses jardins, sa campagne, ses fêtes, ses danses, ses chansons, ses banquets, ses auberges et ses confortables chaumières, irradient tous d'une espèce d'humanité qui a déserté le monde, témoignages d'un passé enfoui. Au contraire, il y a dans le Mordor, l'Isengard et, plus explicitement, dans la Comté passée sous la domination de Saroumane, quelque chose de la sinistre inhumanité de notre époque, dont le complet épanouissement devait se réaliser après la Seconde guerre mondiale, c'est-à-dire au moment où Tolkien écrivait ce livre. Il est délicat d'écrire sur le sens d'une telle œuvre, car le risque guette de l'écorner ou de l'amoindrir, comme si sa signification la plus profonde ne pouvait que passer par l'œuvre elle-même telle qu'elle se présente seule dans l'ombre de son mystère. La tâche est d'autant plus difficile qu'il y a plusieurs histoires dans l'histoire, comme une polyphonie de méditations variées et secrètes. Il y a pourtant un quelque chose de commun d'identifiable sur lequel nous pouvons nous arrêter ici, tâchant d'entrouvrir une fenêtre parmi d'autres. Lorsque Saroumane révèle à Gandalf ses desseins et son alliance avec le Mordor, celui-ci ne se présente plus comme Saroumane le Blanc mais Saroumane le Multicolore. Gandalf lui dit alors :



— Je préférais le blanc.
— Le blanc ! fit-il d'un air sarcastique. Ça sert au début. Un tissu peut être teint. On peut couvrir la page blanche d'écriture ; et la lumière blanche peut être brisée.
— Auquel cas, elle n'est plus blanche. Et qui brise quelque chose pour découvrir ce que c'est a quitté la voie de la sagesse.



L'expérience scientifique, grâce au prisme, a en effet « découvert » que la lumière n'était non pas blanche mais composée de multiples couleurs. Or, à la même époque très précisément, Heidegger écrivait :



La couleur irradie et ne veut qu'irradier. Si nous la décomposons, par une intelligente mesure, en nombre de vibrations, alors elle a disparu. Elle ne reste que si elle reste non décelée et inexpliquée. La terre fait ainsi se briser contre elle-même toute tentative de pénétration. Elle fait tourner en destruction toute indiscrétion calculatrice. Celle-ci peut bien revêtir l'apparence de la domination et du progrès en prenant figure de l'objectivation techno-scientifique de la nature : elle n'en reste pas moins une impuissance du vouloir. Ouverte dans le clair de son être, la terre n'apparaît comme elle-même que là où elle est gardée et sauvegardée en tant que l'indécelable par essence, qui se retire devant tout décel, c'est-à-dire qui se retient en constante réserve.



L'horreur de la domination, de l'objectivation techno-scientifique, tel est le trait-d'union entre ces deux auteurs écrivant au même moment sous le choc du cataclysme de la Seconde guerre mondiale, mais comprenant déjà que celle-ci n'était que l'étalon de la menace prête à s'abattre sur l'homme, la mesure de l'épreuve que celui-ci devra surmonter, péril le plus grave qu'il n'ait jamais connu. Car pour « manichéen » que peut apparaître le Seigneur des Anneaux (ce qui est excessif !), le Mal y prend la figure de la domination conduisant à la destruction de la nature, à la disparition de toute beauté, à l'esclavage et à l'anéantissement de tout ce qui est authentiquement humain. Voilà, donc, comment est renouvelé le thème de l'Âge d'or, en reprenant son interrogation initiale, qui est celle du rapport de l'homme à la nature, en une signification qui n'est ni exactement celle de son interprétation païenne, ni celle de son interprétation chrétienne, mais qui permet à notre époque d'être comprise dans sa dimension historiale. Tel est très exactement le rôle et la force du mythe : dire en son mystère ce qui fait le plus profondément sens, en conservant dans ce qu'il a d'insondable l'intérêt d'une méditation jamais achevée, mais éveillant en notre cœur la beauté d'un émerveillement que ne produira jamais aucun traité philosophique ou, moins encore, aucun travail scientifique. Et que la plume de Tolkien est belle ! Émouvante aux larmes, ressourçante, et imprégnée d'une sagesse pleine d'espérance, vertu chrétienne constamment évoquée, comme un leitmotiv, qui tisse la toile de fond de cette œuvre irriguée de mythes païens...

Antrustion
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le 23 mars 2021

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