Beauté fatale
7.9
Beauté fatale

livre de Mona Chollet (2012)

N'ayant plus rien à lire, j'ai fait un tour dans la chambre de ma fille où j'ai trouvé ce Beauté fatale, qu'une amie à elle lui avait offert. Je connaissais déjà Mona Chollet pour son essai, plus récent, sur les relations amoureuses entre hommes et femmes. J'apprécie cette autrice car elle ne fait pas partie de ces féministes qui nient toute différence biologique entre le masculin et le féminin, celles qui ne voient là que pure construction sociale et veulent "dégenrer" notre société. Une position excessive à mes yeux, mais que la gravité de la situation explique, à défaut de la justifier.

Il en va de même sur la question écologique : les militants tendent à être de plus en plus violents, jusqu'à asperger de purée des tableaux au Louvre, voire verser dans la lutte armée. Je n'approuve pas mais je comprends : il y a une telle inertie face à l'énormité du problème. Un tel décalage entre l'action des pouvoirs publics et les préconisations des scientifiques... J'ai d'ailleurs tendance à considérer, à l'instar d'une Sandrine Rousseau (dont je réprouve pourtant souvent les excès), que féminisme, écologie, capitalisme et patriarcat sont tous quatre liés. Peut-être pas au point de faire d'un amateur de viande forcément un beauf misogyne, mais sûrement au point de considérer qu'un même principe est à l'oeuvre : le désir de possession, d'appropriation, la voracité sans limite. Ahmet Altan en a très bien parlé dans son grand roman Madame Hayat :

Et le produit commun à tous ces sentiments, c'est le désir de possession. Quand vous voulez posséder quelqu'un, vous rendre maître de son coeur et de son âme, c'est l'amour. Quand vous voulez posséder le corps de quelqu'un, c'est le désir, la volupté. Quand vous voulez faire peur aux gens et les contraindre à vous obéir, c'est le pouvoir [on voit là une allusion au gouvernement en exercice]. Quand c'est l'argent que vous désirez plus que tout, c'est l'avidité. Enfin, quand vous voulez l'immortalité, la vie après la mort, c'est la foi. La littérature, en vérité, se nourrit de ces cinq grandes passions humaines dont l'unique et commune source est le désir de possession, elle ne traite pas d'autre chose.

Le livre de Mona Chollet le confirme : ce qui est à l'oeuvre dans cette histoire de "beauté fatale" (beau titre), c'est le désir chez l'homme de faire de la femme sa chose. Bien sûr, et cela lui sera reproché, l'écrivaine traite de cas extrêmes : les stylistes phallocrates tels Karl Lagerfeld, les intellectuels machos tels BHL, les violeurs tels DSK ou Polanski, les politicards paternalistes tels Fillon, les directeurs d'agence de mannequinat tels Gérald Marie ou John Casablancas. Ils sont les révélateurs d'une pensée masculine qui réduit la femme à son corps. Mona Chollet formule l'hypothèse que ces hommes ont en réalité peur des femmes : ils doutent trop d'eux-mêmes pour affronter l'altérité et se réfugient donc dans une vision rassurante, celle de la femme-objet. Celle qui n'est pour eux que cela, car l'autrice le précise, nous sommes tous par moments, femmes comme hommes, des objets sexuels - et je lui sais gré de cette nuance. Mona Chollet ne voit rien à redire à ce qu'une femme - ou un homme donc - s'apprête pour séduire. Là où les problèmes commencent, c'est lorsque les femmes sont cantonnées à cette seule "fonction". Ce mot qui me vient renvoie d'ailleurs à l'utilitarisme caractéristique des sociétés capitalistes, qui n'accorde de valeur qu'à ce qui "sert" à quelque chose.

La femme qui se dénude ou celle qui se voile ont un point commun : toutes deux se conforment à ce que l'homme attend d'elles. La question du voile, qui divise le féminisme contemporain, trouve ici une réponse : sans doute ne peut-on pas interdire le voile chez nous, en tout cas dans la rue, puisque la liberté de se vêtir comme on l'entend est fondamentale. Ce que l'on peut faire, c'est tenter de démontrer à ces femmes qu'elles se plient ainsi, non pas à une injonction religieuse (quasi absente du Coran on le sait), mais au seul regard d'hommes immatures dans leur rapport au féminin.

Le problème, c'est que ce sont parfois les femmes elles-mêmes qui s'opposent à la levée de l'obligation de porter le voile dans les pays musulmans. Et chez nous, le problème, c'est que si vous lorgnez sur le portable où votre jeune voisine fait défiler des images, vous verrez très, très souvent, des filles qui exhibent leur maquillage ou leur toilette... Si les hommes étaient oppresseurs et les femmes victimes à leur corps défendant, tout serait (presque) simple, mais les femmes, nous montre l'autrice, sont des victimes consentantes, voire promotrices actives de ce système. Eduquées dès le plus jeune âge pour correspondre point par point aux canons de la vision masculine, elles se laissent prendre à ce piège, encouragées en cela par le système médiatico-publicitaire - et l'on fera une nouvelle fois le lien avec la question écologique. Une réalité que chacun connaît sans doute, mais sans en mesurer forcément l'ampleur. N'étant pas lecteur de Elle, je suis tombé de ma chaise en lisant les extraits tirés de cette "mine d'or", comme la qualifie ironiquement l'auteure. De même concernant les témoignages recueillis dans le milieu de la mode, un autre domaine que je dédaigne, considérant que ce phénomène-là atteint un paroxysme dans la superficialité et la vulgarité. Ce n'est pas ce livre qui contredira cette perception.

"On ne naît pas quiche, on le devient", ainsi Mona Chollet paraphrase-t-elle Simone de Beauvoir. Reste à savoir si les "quiches" vont lire son livre... Même problème que sur la question écologique : seuls les déjà convaincus inclinent à se pencher sur de tels écrits. Mais qui ne tente rien n'a rien, n'est-ce pas ? Et au moins ces convaincus disposeront-ils de nouveaux arguments.

Il y a tout de même un hic, d'ailleurs dénoncé par des plumes de SC : la journaliste est parfois partiale. J'ai découvert, avec déception, le côté faire-valoir d'une Marion Cotillard, mais celle-ci n'en est pas moins une actrice capable de s'engager dans des projets exigeants, à mille lieux de la superficialité jetset : Deux jours, une nuit, des frères Dardenne par exemple.

Plus grave, le lynchage dont est victime Alain Finkielkraut. L'écrivain est celui que toute la gauche adore détester, on peut une fois de plus le constater. J'écoute très souvent son émission Répliques et franchement, non, ce n'est pas vrai qu'il ne laisse pas ses interlocuteurs parler. Il parle certes plus que l'interviewer lambda, mais c'est parce qu'il n'est pas un interviewer lambda : je l'apprécie pour ma part pour l'étendue de sa culture, et lui sais gré de m'avoir fait découvrir l'enthousiasmant Disgrâce de J-M. Coetzee, entre autres. Il dérape, certes parfois, il n'a guère de sympathie pour l'islam, c'est entendu, et il n'est pas à la pointe du combat féministe. Mona Chollet a raison de l'épingler là-dessus, mais faut-il pour autant le réduire à cela ? Elle qui s'insurge tant contre ce procédé appliqué aux femmes par les hommes... Page 262, ce qu'elle écrit est hautement contestable, et je ne vais pas m'en priver, entre crochets :

Nos petits potentats médiatiques ne veulent pas être contredits, ni même interrompus : l'incapacité de Finkielkraut à laisser parler ses invités dans son émission de France Culture Répliques, est d'ailleurs proverbiale [proverbiale vraiment ? juste parce que deux journalistes ont écrit quelque chose là-dessus ?]. Plusieurs de ses thèmes de prédilection dénotent la même passion de faire taire les autres [bigre ! la "passion de faire taire les autres", rien que ça ?] : sa défense de l'école traditionnelle, celle où l'élève écoute et la ferme [c'est un peu court, non, pour résumer l'école traditionnelle ?] ; sa haine d'Internet, qui permet à n'importe qui de s'exprimer [difficile de ne pas déplorer ce truc-là non, quand on voit les ravages que ça engendre...], alors qu'auparavant il pouvait déblatérer tranquillement dans le poste sans que le premier pékin venu ait les moyens de contester ses propos [une position "démocratique" très facile, qui de surcroît suggère qu'aucun débat contradictoire n'existait avant Internet !].

Ce n'est qu'un exemple, mais quand on évoque quelqu'un que je connais un peu et que je lis autant de raccourcis, je m'inquiète pour le reste du livre, lorsqu'il parle de gens que je ne connais pas... Comme Finkielkraut lui-même, Mona Chollet se laisse parfois emporter par ses aversions.

Mais heureusement, indépendamment de ses prises de position, l'essayiste nous livre une foule d'analyses intéressantes : ainsi de l'importance de la lumière dans la civilisation occidentale, de ces lumières crues qui ont tendance à dominer chez nous par opposition au fameux clair-obscur oriental, jusqu'à cette norme insensée de la peau blanche, des yeux clairs et de la chevelure blonde. Sur la minceur, aussi, Mona Chollet développe : cette promotion de l'extrême minceur aboutit à l'anorexie et, paradoxalement, à la haine du corps pour celles qui s'y astreignent. Une réaction se fait jour timidement, de même que pour la "colorisation" des mannequins. Oui, timidement : sur le sujet des rondeurs, on est encore loin des canons des XVIIIème et XIXème siècle tels que nous les montrent les peintures - la femme en chair était la norme de l'époque. C'est d'ailleurs bien plus le cas en Orient (ou en Amérique du Sud) que chez nous aujourd'hui. Tiens, c'est marrant, je regardais hier une daube sur France 3, Meurtres à Sarlat, et l'actrice qui jouait l'héroïne, commandante de gendarmerie, était certes bien potelée (bel effort), mais aussi blonde platine aux yeux clairs. Encore un effort pour combattre les clichés !

Dans le chapitre La fiancée de Frankenstein, s'agissant de la chirurgie esthétique, Mona Chollet aborde la question de nos désirs qu'on ne supporte plus de voir insatisfaits. Page 195 :

Dans ses essais également, Nancy Huston s'est insurgée contre le "mythe de l'autoengendrement" : "la contrainte, autant que la liberté, est partie intégrante de notre identité humaine (...). En fin de compte, nous ne sommes entièrement libres que dans nos désirs, et non dans nos réalités. Or les uns sont aussi importants que les autres : oublier les limitations du réel est aussi grave et, me semble-t-il, presque aussi répréhensible que d'oublier le vertige de l'imaginaire. Miguel Benasayag va dans le même sens : "Le développement de l'être humain ne peut être pensé comme une abolition des limites naturelles ou culturelles, mais, à l'inverse, comme une longue et profonde recherche de ce que ces limites rendent possibles". Il cite Bergson : "le vivant, c'est ce qui tourne les obstacles en moyens".

Je retrouve là une philosophie qui m'est chère en tant que musicien de jazz : car, dans le jazz, on s'appuie sur ses limites pour être créatif, plutôt que de forcément chercher à les repousser. Voilà en tout cas qui incite à se méfier du "tout est possible" que cherchent à nous vendre les camelots d'aujourd'hui - un "tout est possible" bien hypocrite car le modèle proposé est au contraire très étriqué. Page 200 :

Ce qui est passionnant dans l'être humain, c'est sa lutte pour exister en tant que personne différente, originale, inventive d'elle-même et de la vie. N'est-ce pas de cet être façonné par soi-même que l'on tombe amoureux ? Le charme ne vient-il pas de ce qui le rend singulier, de ce qui le fait non interchangeable ? Façonné par soi-même, et pas par le bistouri d'un chirurgien.

En jazz aussi, ce qui compte ce n'est pas d'être le meilleur mais d'être singulier. Avoir un style personnel, qui n'appartient qu'à soi.

Mais en face de cette recherche, il y a les attentes masculines. Comment, pour une femme (hétérosexuelle), concilier le désir légitime de plaire aux hommes et l'affirmation de son identité ? La voie est étroite, mais nullement impraticable : questionner leurs valeurs d'abord, même si je conçois que ce ne soit pas simple (en tant que mâle de plus de 50 ans, malgré je crois une plutôt bonne ouverture d'esprit, j'ai du mal avec les mollets velus ou les touffes sous les aisselles je l'avoue !...). Et surtout, s'affirmer en tant qu'individu complet : être avant d'être belle, comme le conclut l’écrivaine. La révolution est en marche, mais les mentalités ne changent que très lentement. A lire cet essai, on peut comprendre l'impatience des femmes. Celle des hommes aussi d'ailleurs, car le système que décrit Mona Chollet dessert les deux sexes. Ce livre bien documenté, agréable à lire, permettra-t-il aux unes et aux autres d'en prendre conscience ?

7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 28 mars 2023

Critique lue 89 fois

1 j'aime

Jduvi

Écrit par

Critique lue 89 fois

1

D'autres avis sur Beauté fatale

Beauté fatale
ladymarlene
5

Aliénation ? Faut voir....

Je mets une honnête moyenne à "beauté fatale" car je considère que c'est le genre de livre à lire. Mais quelle condescendance ! Quel mépris ! Quel ton moralisateur et donneur de leçons chez Mona...

le 21 nov. 2013

15 j'aime

10

Beauté fatale
Ju-lit
8

Beauté Fatale ou l'art de savoir prendre du recul

Et quand je parle de recul, c'est également vis à vis de l'essai de Mona Chollet. En effet, si Mme Chollet soulève ici la problématique intéressante féminité/mode/marketing, le lecteur a intérêt à...

le 3 août 2015

13 j'aime

Beauté fatale
DieLorelei
10

Après ça, vous ne verrez plus jamais "ELLE" de la même façon

Essai que je viens de finir et que je vais prendre longtemps à digérer tant il m'a ouvert les yeux sur l'industrie de la beauté et l'aliénation de la femme qui en résulte.. Même si j'avais déjà pris...

le 12 juil. 2015

10 j'aime

1

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

15 j'aime

3