Babel
8.1
Babel

livre de R.F. Kuang (2022)

C'est un pavé qui n'est pas un, c'est un livre intello qui n'en est pas un.

Babel est un roman engagé voire subversif emmitouflé dans une forme grand public.

Malgré ses plus de 750 pages dans la traduction française aux éditions De Saxus, Babel file comme la Tamise sous nos yeux. C'est fluide, l'intrigue est limpide, et on est en terrain déjà apprécié : des apprentis magicien dans une université prestigieuse, en l'occurrence Oxford. Ça avance sans cesse, il y a de la joie, des surprises, des rebondissements, des beaux décors, des voyages, des fêtes, des combats... On aurait presque pu se contenter de ça pour passer un bon et long moment.


Mais cette maîtrise des codes de la littérature young adult sert un propos très fort: la critique de la colonisation britannique au XIXè siècle et la contestation de la soi-disant "richesse" du Commonwealth. Le surnaturel y tient une fonction de métaphore, celle de l'exploitation d'une ressource immatérielle : la langue. Par un tel procédé, R.F. Kuang, du haut de ses 25 ans lorsqu'elle écrit ça, brasse énormément de connaissances sur les sciences du langage et particulièrement toutes les questions que pose la traduction ; mais elle dénonce surtout un accaparement des cultures colonisées par l’État colonisateur. Outre ses ressources matérielles et humaines, donc. Et ça, c'est pas banal.


De ressources matérielles il est peu question car les protagonistes étudient les traductions, ou plutôt un certain art magique de la traduction (pas de spoil). En nous intéressant à un art, une discipline qu'elle invente, elle nous convainc de sa phrase d'introduction, qui dit que tout acte de traduction est un acte de trahison.


En déroulant le fil de la question de la traduction et celui du personnage principal, immigré chinois à qui l'on "donne la chance" d'étudier à Oxford, avec une bourse, un logement, R.F Kuang aborde de front la colonisation britannique : sa légitimité, ses bienfaits supposés, le privilège que devraient ressentir les "élus" amenés en Grande-Bretagne et, plus que tout, la question de la nécessité voire de l'inéluctabilité d'une résistance à cette colonisation et, si oui, la question des moyens de cette résistance. (Ah, au fait, voici le titre original: Babel, or the necessity of violence. Débrouillez-vous)


Le choix de la low-fantasy historique, si l'on peut dire, est très fort, car le concept de magie y sert de vulgarisation de sciences du langage autant que de métaphore à l'exploitation de la richesse des langues; et c'est très documenté. Oui, on apprend pleins de choses sur l'histoire britannique et sur Oxford dans Babel et il est étonnamment aisé de distinguer sans aide extérieure les faits historiques des faits fantasmés. R.F Kuang a écrit avant cela La guerre du pavot, preuve que la question britannique dans l'histoire de la Chine l'occupe passionnément. Elle est anglophone et originaire de Canton comme son personnage principal et a étudié à Oxford.


Il faut saluer le travail de Michel Pagel à la traduction. Le pauvre a dû se trouver bien embêté à traduire un livre qui considère toute traduction comme une trahison. Tout traducteur sait cela mais s'attaquer à la traduction d'un livre dont c'est le sujet doit être une paire de manche rebutante pour beaucoup. Il a eu la sagesse de ne pas faire de nos personnages des francophones, comme cela se fait souvent (on sait les déboires de la francisation des noms propres suite au succès des Harry Potter). La langue locale est bien l'anglais, que l'on comprend traduite pour nous. Il aurait été difficile de faire autrement, ne serait-ce que parce que l'une des protagonistes a pour spécialité le français. Michel Pagel s'en sort brillamment avec un minimum de notes de bas de page, qui sont pourtant nombreuses mais du fait de l'autrice (tradition littéraire anglo-saxonne). En plus de sa grande fluidité de lecture, il y a ainsi une plus-value meta à lire la traduction de Michel Pagel.


Babel nous immerge dans un monde en apparence idéal grâce au côté exotique et luxueux des vieilles architectures britanniques et la réputation prestigieuse de l'université d'Oxford. Le récit efficace nous plonge dans une aventure qui peut sembler un classique parcours du héros, mais avec une particularité remarquable. En effet, la plupart des péripéties ne sont pas des embuches sur un chemin qui attend d'être arpenté. Ce qui fait courir nos personnages, ce sont leurs propres choix personnels. Leur vision du monde les fait avancer à mesure qu'elle change et le chemin n'est donc pas tracé, il est à tracer par eux-mêmes. Ou plutôt, ils se façonnent un autre chemin quand ils comprennent qu'on leur en a tracé un jusqu'à leur mort sans leur demander leur avis. Il y a donc une vraie réflexion (acerbe) sur la colonisation anglaise sans complexe du XIXè siècle mais aussi un réel intérêt narratif à voir un héros en charge de déconstruire sa destinée. Destinée qui est la définition même de la réussite, selon certains canons occidentaux. Cette déconstruction opère sur nous aussi (elle n'aura sans doute pas les mêmes effets selon les valeurs que l'on prête à l'histoire coloniale en générale). En tout cas, c'est bien notre rapport à la connaissance qui est bousculé, et donc notre rapport aux "autres cultures". Dans Babel, la bienveillance et l'excellence sont les piliers de la domination.


En bref : une forme maîtrisée et facile d'accès pour un plaisir de lecture maximal, au service d'une philosophie politique de haute volée.



Pequignon
9
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Créée

le 26 janv. 2024

Critique lue 77 fois

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