"A"
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livre de Louis Zukofsky (1978)

« A » de Louis Zukofsky est devenu un livre culte dans la poésie contemporaine française, pour des raisons très nombreuses. Traduit de-ci de-là dans diverses revues confidentielles, abondamment cité par ceux qu’on appelle parfois « poètes du langage », sa présence se faisait à la fois puissante et fantomatique, puisque son fils Paul, détenteur des droits et l’un des personnages principaux du livre, fait tout ce qui est en son pouvoir pour que le moins possible soit publié de son père et sur son père ; à la difficulté de traduction d’un texte si difficile s’ajoutaient des difficultés matérielles liées aux droits du descendant sur l’œuvre. Il fut central dans la découverte progressive de la poésie américaine, et l’appropriation qu’en firent les poètes français : après une première génération du XXe siècle marquée par la trinité Ezra Pound-H. D.-William Carlos Williams (avec T. S. Eliot en quatrième mousquetaire), apparaît la figure centrale de Louis Zukofsky, qui mena les revues principales et fit la théorie de l’objectivisme. George Oppen, Carl Rakosi, Marianne Moore, Basil Bunting, Wallace Stevens, et bien d’autres, nous sont apparus dans l’ombre des deux figures tutélaires : William Carlos Williams puis Louis Zukofsky (qui furent deux très bons amis). Par la suite, la Beat Generation allait faire un pas de côté en revenant à un lyrisme plus assumé, reprenant des acquis de l’objectivisme pour les réintégrer dans un chant whitmanien, position qu’on trouve nettement exprimée dans les lettres d’Allen Ginsberg à William Carlos Williams.


Il y eut donc, en vérité, deux lectures très différentes de Williams et de Zukofsky. Dans les années 1970 et 1980, en France, on va les lire surtout comme des auteurs de l’objet et du rapport brut au mot. On les voit comme des poètes sortant radicalement du lyrisme. Ce fait est en partie vrai, pour les premières parties de « A » et pour Le Printemps et le reste de Williams. Cependant, on trouve chez Williams comme chez Zukosky deux éléments qui permettent une lecture différente. Tout d’abord, ce sont des auteurs qui ont retravaillé la matière de leur vie d’une manière qui remotive clairement le lyrisme, même si c’est un lyrisme nouveau. Des passages, parmi les plus beaux de « A », sont adressés à la femme du poète, ou à son fils. La douleur de l’Histoire (Seconde guerre mondiale) donne lieu à de magnifiques passages élégiaques. (Chez Williams aussi, on a de magnifiques poèmes d’amour, voir Asphodèle.) Ensuite, ils ont proposé des œuvres de grande ampleur, où l’Histoire fonctionne comme toile de fond et insuffle un souffle épique, lui aussi nouvellement remotivé (Paterson pour Williams, « A » pour Zukofsky).


« A » est plus difficile à lire que d’autres livres modernistes parce que son flux rythmique est plus corsé, plus tortueux, plus brisé. Dans La Terre vaine de T. S. Eliot, malgré les ruptures syntaxiques, on s’y retrouve tout de même facilement. Déjà dans Le Printemps et le reste de William Carlos Williams, on est souvent perdu (et c’est le but). C’est dans les Cantos pisans de Pound, me semble-t-il, qu’on fait face à la plus grande difficulté de saisie. Dans « A », cela dépend des sections. Elles sont stylistiquement très diverses, tant dans le rythme des vers que dans la technique poétique et les thèmes, même si des motifs reviennent régulièrement, comme des leitmotivs. A savoir : Celia, la femme du poète ; Paul, son fils ; Bach, qui est en fait le personnage principal du livre, tant par l’attrait de l’auteur que par sa présence matérielle : Celia est musicienne et compositrice, Paul devient violoniste, si bien que Bach est quotidiennement présent dans la vie du poète ; d’autres compositeurs : Paganini, Beethoven, Schönberg) ; la philosophie, particulièrement Spinoza et Aristote ; l’Histoire, avec la crise des années 30, la Seconde Guerre mondiale, la guerre de Corée, le Vietnam ; les autres poètes, avec Williams bien sûr, dont la section 17 est un magnifique tombeau et l’un des plus beaux poème sur l’amitié, mais aussi Pound, Moore, cummings, Homère, Dante, et bien d’autres ; l’engagement politique, teinté de marxisme mais souvent critique envers les instances communistes ; la judaïté.


Pour exprimer une vie du XXe siècle, qui plus est une vie américaine, il fallait un tourbillon, une vitesse effrénée où tout coule, sans savoir si c’est progrès, décadence, pas de côté ou tout cela à la fois. Parmi la grande vague moderniste instaurée après la Première guerre mondiale (Woolf, Eliot, Joyce), Zukofsky, même si sa vie est prise souvent comme « matériau » et à distance, est l’un des plus personnels. Même si le « je » s’efface (et on sent que le poète a accordé une grande importance au fait de le gommer), sa vie et ses avis sont partout. De fragments à sa femme à récits tendres sur son fils, de perception du flux historique aux objets du quotidien, de méditations dans l’urgence à fragments sur la musique, tout est intégré dans le kaléidoscope perceptif, passé à la moulinette des sens, de l’esprit et du rythme.


Car la grande querelle entre « poètes du langage » (disons ici : objectivistes) et « néolyriques » vient de l’entaille profonde qu’est la question : à quoi donne-t-on prééminence ? En poésie, faut-il privilégier d’abord l’expérience vécue, ou le mot, ou le rythme ? Chez Zukofsky, comme chez l’essentiel des modernistes américains (puis, en France, chez Roubaud, Hocquard ou di Manno), c’est nettement le rythme. La poésie ne peut se satisfaire de mots sonores, métaphores et personnifications (surréalisme éluardien repris en boucle depuis des dizaines d’années dans l’essentiel des productions poétiques), ni d’une simple expérience (« poètes voyageurs »). A partir du moment où le mot et l’expérience vécue sont mis à distance, deviennent des matériaux, des objets parmi d’autres au sein du rythme, la poésie peut commencer.


Créée

le 1 mai 2023

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