Un fin entrelac de malentendus
Un pays qui n’avait pas de port, quatrième roman d’Isabelle Condou, se distingue par sa grande simplicité, qui traduit une élégance de la narration. Prenant la forme d’un huis-clos, sur un cargo entre Le Havre et l’Australie, il s’intéresse à trois personnages : Bohdan, le capitaine du navire, polonais ; Marek, chef mécanicien, français d’origine polonaise, et Joséphine, passagère française. Le roman est nourri des interactions de ces trois-là, et des quiproquos absurdes qui naissent des a priori et des préjugés qu’ils entretiennent à l’égard des uns et des autres : Bohdan méprise cordialement le chef mécanicien, qu’il tient pour un ivrogne balourd, sentiment partagé, Marek l’apostrophant mentalement d’un « chameau » chaque fois qu’il en a l’occasion. Quant à Joséphine, elle regarde ce petit monde d’hommes avec un air amusé, elle qui est une femme, et une terrienne qui plus est.
Mais tout change lorsqu’un clandestin est découvert sur le navire, alors que celui-ci traverse les Caraïbes : c’est Marek qui l’aperçoit d’abord, et cette découverte nourrit une paranoïa qui ne le quittera plus. Plus tard, c’est le capitaine lui-même qui le voit et décide de « faire les choses bien » : il le recueille et le protège, dans l’idée de l’emmener jusqu’en France, à des mois de là ; c’est que le clandestin s’est trompé de bateau… Tiraillé par ses loyautés conflictuelles – sa volonté morale de bien faire, et son devoir de capitaine –, il décide de demander l’aide de Joséphine, qui accepte volontiers… peut-être un peu trop rapidement, car le clandestin devient rapidement à ses yeux un parasite qui la gêne et souille son intimité. Pendant ce temps, Marek est toujours à la recherche de son clandestin fantôme et s’imagine une idylle entre le capitaine et la passagère, fantasme alimenté par leurs cachotteries – c’est que le bourru mécano n’est pas indifférent à la jolie Française…
C’est un roman de relations humaines, tissé par les entrechocs et les entrelacs que créent un regard, un geste, un ton trop élevé. C’est un roman précieux, qui s’attache à une caractérisation fine de personnages certes simples, mais finement brossés par une série d’anecdotes finement choisies ; leur présent s’éclaire à l’aune de leur passé. Le récit est ainsi rythmé par les balancements successifs entre ces trois points de vue, expliquant régulièrement comment un unique événement a pu être interprété par les trois parties de l’histoire.
Ce qui revient régulièrement, c’est la notion de regret et de responsabilité : c’est parce qu’elle n’a pas pu sauver un chien par le passé que Joséphine est si pressée d’aider le clandestin ; c’est parce qu’il est marqué par son père, le Polak qui n’a jamais pu pleinement s’intégrer dans le village français que Marek ne peut admettre sa véritable nationalité à Joséphine ; c’est parce qu’il ne peut jamais être complet, à terre pas plus qu’en mer, que Bohdan rompt tous ses codes de conduite et héberge le clandestin. Ils sont, tous les trois, marqués par ce qui est venu en amont du roman, et cela contribue à former des personnages véritablement humains. Ils ne sont certes pas complexes, mais ils sont ceci qui fait qu’ils sont présents.
Ce n’est pas un roman qui a besoin d’une grande histoire pour fonctionner, c’est un déroulé doux de relations humaines, qui s’écoule naturellement au fil des quiproquos.