Une sucrerie libertine tout en délicatesse

C'est en effet comme cela qu'on peut, en quelques mots, définir Thémidore. L'intrigue est simple : le père de Thémidore surprend son fils libertin au lit avec la belle Rozette qu'il fait enfermer dans un couvent, et Thémidore fait toutes les démarches possibles pour la libérer, ce à quoi il parvient non sans mal après deux mois de tentatives malheureuses et de consolations dans d'autres bras. La trame est donc amusante sans être transcendante, et offre un prétexte suffisant pour illustrer la puissance de l'amour charnel du libertinage du XVIIIe.
Car on trouve finalement dans ce petit roman un peu de philosophie, dans une conception de l'amour véhiculée par notre héros. Point d'amour spirituel, non, mais un amour de la chair, une sexualité sans cesse renouvelée, volage, simple mais pleine des raffinements que l'on sait, épanouie, heureuse - bref une délectation de la peau, une sensualité à vif, qui discerne la beauté dans tout être et sait en tirer profit. Quoi de plus charmant et libre ? Ce n'est pas extrêmement profond, certes, mais c'est justement le principe : l'amour autre que purement charnel semble être plus une estime réciproque permettant d'établir une relation stable qu'une passion fondée sur l'osmose parfaite entre deux âmes.Comment nier la conception traditionnelle d'un amour exclusif, jaloux, éternel, avec une joie et une légèreté parfaites (qui pourront en irriter voire en scandaliser plus d'un). Ainsi, la fin propose presque une petite morale étonnante : après les suavités de la jeunesse, on s'assagit en se mariant et en vivant paisiblement. Je dis presque morale au sens où le narrateur ne renie jamais son libertinage passé ; au contraire, il le met en avant comme le stade sain et presque nécessaire de la vie d'un individu (homme ou femme), avant de passer à l'étape suivante sans regrets, lorsqu'on est prêt à obéir aux préceptes des gentils ecclésiastiques un peu concons mais pas si dénués de bon sens que ça. (Comme l'incident qui est le sujet du roman nous le montre : être prudent et ne pas faire trop de bêtises avec toutes les jeunes demoiselles qui nous tombent sous la main, ça peut éviter quelques ennuis...)
On notera au passage la nymphomanie des femmes dans ce roman. Les hommes peuvent l'être aussi, mais seulement les libertins... Tandis que pas une ne résiste aux griffes de Thémidore (griffes de velours, les femmes aiment à tomber, et à tomber vite), qu'elle soit religieuse, aristocrate ou servante. C'est plutôt amusant, cette idée selon laquelle une femme a forcément envie de coucher avec le premier beau mec qu'elle rencontre. On pourrait par ailleurs trouver étrange les violences faites par Thémidore à ses proies... Parfois, on a vraiment l'impression qu'il agit de sorte à les violer. Pourtant non, elles sont toujours consentantes à la fin... On pourrait faire une affreuse thèse sur la banalisation du viol dans la littérature libertine du XVIIIe siècle. Mais ne nous aventurons pas sur ces sentiers boueux et contentons-nous de sourire de cette femme au désir exacerbé et universel.

On notera la finesse de l'écriture : la chose est toujours faite, mais jamais nommée - les métaphores et surtout les périphrases sont tellement bien tournées qu'on comprend sans pouvoir l'expliquer, qu'on comprend en survolant, et que parfois on ne comprend même pas tout de suite. C'est inventif et "so XVIIIth century". C'est à mon sens le principal intérêt de ce charmant ouvrage : le style. Il colle parfaitement à ce qu'il veut véhiculer - il est léger, inventif, joyeux, et en même temps il touche sans y penser à des points douloureux, avec des piques omniprésentes, des bons mots sur l"hypocrisie du siècle ("so XVIIIth century") mais avec plus d'humour que d'amertume... Rien ne porte tellement à conséquence dans ce roman - tout s'arrange, les personnages ne sont pas manichéens et entendent raison, ou sont punis quand ils sont vraiment trop sots et médisants (pas parce qu'on est dans un monde tout rose de bisounours, mais parce que Thémidore est puissant et qu'il se venge avec sarcasme (avant de redevenir clément et tolérant, parce que c'est un type bien que je veux bien dans mon lit... Comment, moi, correspondre à cette vision de la femme en rut ? Jamais.) de ceux qui lui ont porté préjudice. Les pépites de langage, les commentaires fins et ironiques du narrateur prennent une saveur très agréable, presque marivaudienne - la critique sans la condamnation.
Finalement, on a avec ce petit roman l'archétype du roman libertin du XVIIIe. Il est assez dispensable, mais il a le mérite d'être sympathique grâce à une plume subtile et travaillée, et de mêler légèreté et profondeur avec une aisance telle que pour un peu on passerait à côté. Ça se mange sans faim, donc on en prend un peu, et on constate qu'on a passé un bon moment, agrémenté d'un hédonisme heureux et mouvant aussi séduisant que son apologiste.
Eggdoll

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