Ce que Steven Erikson a accompli avec son Malazan Book of the Fallen est rien moins que remarquable. C'est une œuvre dense, complexe, rédigée dans une langue érudite mais fluide, qui réussit l'exploit de trouver des éclats de vérité, de vrais moments romanesques sous une couche épaisse, par moments indigeste, de garniture fantastique. Il est facile de se moquer de son allure de série d'héroïc-fantasy bas de gamme, adepte du néologisme permanent, du long paragraphe ampoulé, pleine d'effets d'échelle plus tape-à-l'œil que vraiment utile – dans les scènes de bataille, dans sa chronologie qui se compte en dizaines de millénaires –, de ces noms de races, d'espèces, d'armes, qui semblent parfois n'être là que pour respecter un cahier des charges, rire de ses origines comme une campagne de jeu de rôle, de ses couvertures volontiers ridicules. C'est si facile. Mais ce serait s'égarer.


Ce que le Malazan est avant tout, c'est une épopée, qui dans ses meilleurs moments rappelle la puissance de l'Iliade mêlée au romantisme de Salammbô, l'horreur, mais aussi la grandeur de la bataille, l'héroïsme, le courage, la peur mélangées. C'est un récit de soldat par un auteur capable de brosser un personnage en deux paragraphes, de donner corps en quelques mots à toute une fiction, même le temps d'un chapitre, ou moins que ça encore. Qu'il suffise de lire ces admirables pages de Toll the Hounds, lorsque Hood, dieu et gardien de la mort, descend sur la cité bleue de Darujhistan ; les truculents échanges de ces soldates, mineures mais si marquantes, dans Memories of Ice ; la puissance d'évocation qu'acquièrent certains noms, alors même qu'Erikson joue de notre mémoire faillible au regard de la densité de son œuvre – ce n'est pas lui qui prendra dix pages pour rappeler les évènements des tomes précédents, non, son mode opératoire consistant plutôt à lâcher un nom oublié depuis six volumes, sans explication ni rappel, faisant confiance au lecteur pour raccrocher les morceaux.


Le Livre malazéen des glorieux défunts, c'est l'art de la tromperie et de la dissimulation permanente : comme les Bonehunters, les Chasseurs-d'Os, ces soldats hors-la-loi qui suivent aveuglément l'Adjointe et forment le cœur du récit dans la seconde moitié du cycle. Le lecteur est toujours laissé dans l'expectative alors qu'on le lance dans des histoires qui semblent n'en plus finir, qui semblent si détachées de ce qui pourrait (ou pas ?) être le « centre » de l'histoire qu'on se demande parfois ce qu'on est en train de lire. Jusqu'à ce dénouement final, cette séquence incroyable, mêlée d'horreur et de fascination, l'aboutissement d'un cycle, pour le lecteur, pour ce monde fictif dont, en plus de dix mille pages, on n'aura que gratté la surface, qui signe l'ensemble de ce mot : amour.


Au milieu de la guerre, Erikson trouve toujours la camaraderie. Dans les situations les plus extrêmes, il dévoile toujours, joyau rare, sublime, cette dernière qualité qui, littéralement ici, sauve le monde : qu'à la haine, à la violence et à l'ignorance, il faut opposer la compassion, l'empathie, la compréhension. Il a l'art rare de s'extirper des chaînes de son cadre, des contraintes de la fantasy, pour créer cette chose si belle : un roman, une épopée, quelque chose d'incroyable, qui n'était sans doute jamais arrivé avant, qui n'arrivera peut-être jamais plus, cette si longue œuvre qui respire, de Convergence en Convergence. Il faut voir ces trajectoires, ces destinées, ces comètes brillantes qui fendent le ciel, les pages, les siècles ! Il faut lire Le Livre des martyrs, et c'est un effort, une lecture de plusieurs années, il faut découvrir ce récit multiple, grandiose, dont on ne veut pas voir le bout, pas parce que ce serait un récit haletant, un « page-turner » comme on dit, mais bien parce qu'un projet pareil, la peinture d'un monde, au travers de ses hommes, ses femmes, ses conflits, son histoire, ça ne connaît pas de fin.

Penro
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 20 nov. 2016

Critique lue 400 fois

3 j'aime

1 commentaire

Penro

Écrit par

Critique lue 400 fois

3
1

D'autres avis sur The Crippled God

The Crippled God
Penro
9

Like a God in Chains

Ce que Steven Erikson a accompli avec son Malazan Book of the Fallen est rien moins que remarquable. C'est une œuvre dense, complexe, rédigée dans une langue érudite mais fluide, qui réussit...

le 20 nov. 2016

3 j'aime

1

Du même critique

Hypérion
Penro
9

Critique de Hypérion par Penro

Ce sont sept pèlerins qui ne se connaissent ni d'Ève, ni d'Adam, nés sur des planètes différentes, issus de cultures diverses, rassemblés sur Hypérion, la planète des Confins, au milieu d'un conflit...

le 4 févr. 2011

24 j'aime

4

Phèdre
Penro
10

« Quel discours serait plus terrible que celui-là ? »

À première lecture, le Phèdre est, pour rester poli, obscur. Le dialogue semble boursouflé – le mythe d'Orythie ? des cigales ? toutes ces métaphores grivoises ? – et complètement incohérent : mais...

le 12 avr. 2013

11 j'aime

L'Héritage
Penro
4

Et pourtant, ça aurait pu marcher...

Dans la mesure où il s'agit de l'élément final d'une série de romans dont la qualité pourra raisonnablement être remise en question, L'Héritage surprend : ça aurait pu être pire encore. Je...

le 1 nov. 2012

9 j'aime

2