Edward Bond, né en 1934, a connu Londres bombardée durant la Seconde Guerre mondiale, où il a connu la violence et la terreur de la guerre à un âge prématuré. Edward Bond a servi dans l'armée d'occupation britannique à Vienne, où il découvrit la violence nue cachée derrière le voile des comportements sociaux. Ces thèmes se retrouveront dans son œuvre dramaturgique, et notamment dans ses "Pièces de Guerre," présentant au spectateur/lecteur un monde post-apocalyptique, détruit par les bombes, et où l'humain est également caché sous les débris de ce qu'il fut avant.

"Quand les fusées détruisirent le monde tout se mit à siffler
Toutes surfaces dures et toutes les arêtes solides sifflèrent
Les orifices des flacons pharmaceutiques et les flacons de whisky
Les corniches le long des cours de justice et les immeubles de bureau
Les fissures dans le roc
Sifflèrent dérision
(...)
Les derniers soupirs sifflèrent depuis la bouche des morts
Et tandis que la chair brûlait sur leur visage les crânes sifflèrent
Brûlèrent les surfaces trop molles pour siffler et sifflèrent les feux
Le cœur bondissait comme un oiseau dans sa cage enflammée et les côtes sifflèrent
La terre siffla dérision
Dérision finale à l'adresse du roi de la création
Dérision dérision
Cela noya le bruit des explosions et les derniers cris des maîtres du monde
La terre entière siffla dérision à l'adresse du roi de la création"

La première pièce du recueil, Rouge noir et ignorant, met en scène un personnage dont on saura juste qu'il se nomme le Monstre, "apparaiss[ant] comme taillé dans un morceau de charbon", proposant une potentielle histoire de la vie qu'il aurait pu avoir s'il n'était pas mort carbonisé dans le ventre de sa mère alors que les bombes tombèrent. Divisée en huit saynètes, allant de son enfance où l'on lui apprit la haine et la culpabilité, à ses funérailles, assassiné par son fils militaire suite aux ordres de son commandant, la vie potentielle du Monstre est d'autant plus inhumaine qu'elle est le résultat des lois censés faire de nous des humains : ordre et justice se verront ainsi renversés dans une subversion terriblement crédible et contemporaine. "Si ce qui arrive paraît tel que des êtres humains ne puissent pas permettre que de telles choses arrivent, c'est que vous n'avez pas lu les histoires de votre temps" On y regrettera seulement certaines facilités dans la démonstration des convictions politiques de Bond, avec notamment le personnage du Fils, pur destin tragico-œdipien n'ayant pas de profondeur autre que celle déclamée à voix haute durant la pièce.
7/10


"Des années après les explosions nous avons pénétré dans un poste de commandement
Les portes d'acier et les parois de béton avaient protégé l'intérieur des radiations aussi sûrement que la terre protège une tombe de l'air
Mais la voix de la bombe avait parlé
Plus hideux derrière la porte qu'au dehors
Des stalactites pendaient des plafonds - non pas formées au long des siècles mais en quelques heures - minutes - après les explosions
Des squelettes étaient assis devant des manettes de pierre et des ordinateurs de pierre
Des politiciens de pierre et des officiers de pierre se penchaient sur les cartes de pierre des villes qu'ils avaient réduites en poussière
Nos ancêtres se réfugiaient dans des cavernes et peignaient sur les murs des scènes de la vie
Ceux-là les avaient tapissés des graphiques de la mort
Ils étaient comme ces pharaons qui tuaient leurs serviteurs pour les mettre dans leur tombe avec des vivres et des armes
Ainsi que leurs avocats pour négocier avec les managers des morts
Mais même les vivres étaient changés en pierre
Et même les rats volant les vivres : eux-mêmes et leur larcin étaient pris pour l'éternité dans la pierre
Ces gens étaient si téméraires et si bêtes qu'on aurait pu dire de leur vivant qu'ils hantaient les morts"

La Furie des nantis débute sur un Premier homme (la pièce est composée de trois hommes et de quatre femmes, aucun n'ayant un nom, ces derniers n'ayant plus aucune valeur dans un monde où l'humain est réduit au point qu'il n'a plus besoin de se différencier les uns des autres) marchant seul dans le désert, depuis apparemment suffisamment longtemps pour avoir oublié comment communiquer avec autrui : ses propos sont à moitié incohérents, la langue est déstructurée, et la crainte et la méfiance surgiront lorsqu'il tombera par hasard sur une boîte de conserve donnée par une femme, cette dernière lui annonçant qu'ils sont plusieurs à vivre dans une usine de boîtes de conserve où en sont stockées des millions. Il suit doucement cette femme jusqu'à ce "Paradis en Enfer", où il est accueilli chaleureusement par des gens ayant attendu et espéré la venue d'un être humain, prouvant ainsi qu'ils ne sont pas seuls. Tout semble se passer à merveille jusqu'à ce qu'une des femmes tombe raide morte, tuée par on ne sait quel mal étrange ; les soupçons se portent très vite sur le Premier homme, qui pourrait avoir amené avec lui une maladie inconnue... La paranoïa s'installe, et le paradis devient corrompu. Bond a réussi ici plusieurs coups de génie, le premier étant le travail linguistique sur le Premier homme : d'un babil étrange dans les premiers temps, son langage s'affirmera de plus en plus au fur et à mesure du contact avec les autres, pour finir par devenir plus sage que ceux qui se battent et se détruisent pour tenter de survivre. L'évolution de ces derniers est également assez belle - si l'on considère que la beauté peut se trouver dans l'horreur -, l'animosité grandissante les transformant en bêtes cherchant à survivre individuellement plus qu'en société unie. "Nous ne pouvons rien laisser être réel après les bombes
Si c'est beau - vous rend heureux - tuez-le"
Une pièce où toute innocence naïve devient rapidement nocive, d'un pessimisme radical frissonnant mais d'une rare beauté.
9/10

Un mot, rapide, sur l'écriture d'Edward Bond (et la traduction impeccable de Michel Vittoz), oscillant entre lyrisme poétique appuyé et langage concret, les deux se mêlant de manière indistincte dans un maelström linguistique merveilleux et humain, trop humain.
BiFiBi
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le 8 déc. 2011

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