Bienheureuse idée que cette publication du Seuil, réunissant tous les écrits de Barthes sur Proust (des articles, des émissions de France Culture retranscrites, des fragments de cours au Collège de France), que j'ai parcourue avec beaucoup d'émotion... Car avant de représenter la rencontre des deux plus grands chasseurs de signes du siècle, c’est surtout le choc de deux sensibilités extrêmes dont les vies respectives, aime à remarquer Barthes lui-même, partagent quelques facteurs communs : l’homosexualité, la mort de la Mère, le problème de transformer l’Essai en Roman.


D’où peut-être, pour commencer, cette troublante – et parfois décourageante – sensation de déjà-dit. (Et nous de la ressentir au carré : si Proust a déjà tout dit, Barthes, par-dessus le marché, a tout dit sur Proust !)



Enfin disons que c’est une œuvre que, beaucoup d’entre nous, nous habitons toute la vie. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que dans la vie, quand il nous arrive des choses personnelles, à tout instant nous retrouvons une espèce de déjà-dit dans Proust, et souvent à propos de choses extrêmement futiles, tout d’un coup on se dit : ah, mais ça, Proust l’a déjà noté…



Je passerai sur la finesse, la curiosité, l’humour et, contre certaines idées reçues, l’intelligibilité du sémiologue. Parce qu’elle puise toujours à la source limpide de l’étymologie, sa pensée se révèle aussi prodigieuse que foncièrement accessible. Et passionnée : si Barthes se garde bien de verser dans tout « proustisme », il n’en demeure pas moins toute sa vie « intoxiqué » par les vapeurs de La Recherche.


Tout y passe : l’onomastique d’abord, où l’on distingue notamment le paradigme des longues à finales muettes pour l’aristocratie (pourvues « d’une longue traîne » : Guermantes, Laumes, Agrigente) et celui des brèves abruptes pour la roture (Verdurin, Morel, Jupien). La topographie, avec une visite guidée sur les lieux proustiens : le faubourg Saint-Honoré (et non pas Saint-Germain !), Illiers-Combray (quand la fiction renomme le réel), les Champs-Élysées (dont on a même le droit à une histoire en abrégé) et le Bois de Boulogne. Les Clefs aussi, à travers une galerie de photographies émouvantes, par le fils Nadar, de tous les modèles possibles du personnel du roman, autant de fantômes d’un temps à la fois si proche et si lointain. Avec toujours, décevant sans pourtant être amer, le constat du gouffre vertigineux qui existe entre la terne modestie du réel, et la splendeur des habits dont la littérature le drape.


Mais ce qui obsède avant tout Barthes, c'est ce qu'il appelle le « ça prend », ce moment cristallisateur où l'œuvre a pris comme une mayonnaise, sans doute au cours de ce mois mystérieusement décisif de septembre 1909, qui a vu le Contre Sainte-Beuve devenir La Recherche dans l'esprit de Proust. On en revient au cœur du projet de La préparation du roman : comment passer, pratiquement, de simples Notations au Roman fleuve ? Du stade fantasmatique du « vouloir-écrire » à l’œuvre finie ?


En se rêvant lui-même romancier, Barthes réveille alors l’aspirant écrivain qui sommeille en chacun de nous. Inévitablement, narcissiquement, on finit par fantasmer son propre roman en même temps que Barthes fantasme le sien sur celui de Proust.



Je crois qu’il y a un moment où on n’a plus envie d’écrire sur Proust mais où on a envie d’écrire comme Proust. Non pas pour se comparer à lui, ce serait bien prétentieux. Il n’est pas question de se comparer à Proust si on écrit, mais il est parfaitement question et il est parfaitement légitime de s’identifier à lui, je crois qu’il faut faire la différence, on ne se compare pas à lui mais on s’identifie à lui, il a un pouvoir d’identification très grand. Par conséquent on pourrait très bien concevoir d’accepter par exemple de réécrire quelque chose qui ressemblerait à la Recherche du temps perdu, parce qu’au fond maintenant nous sommes dans une civilisation de la néomanie où on favorise énormément l’originalité, mais il y a eu des civilisations où on acceptait d’écrire ce qu’on appelait des imitations. On pourrait très bien concevoir de réécrire la Recherche du temps perdu. Au fond la Recherche du temps perdu, c’est comme une sorte de mythe moderne, ça a un peu la valeur d’Œdipe par exemple, on peut le réécrire plusieurs fois à mon avis. Enfin on verra…



Or, sans surprise, il n’y a pas vraiment de recette miracle pour que l’œuvre « prenne ». Dans le cas de La Recherche, Barthes émet l’hypothèse d’une poignée de trouvailles finalement assez techniques : la découverte poétique des noms propres, un changement de proportions déterminant qui autorise à « penser » le grand livre, une certaine manière de dire « je » qui renvoie d’une façon indécidable à l’auteur, au narrateur ou au héros, et enfin une structure romanesque à la Balzac, où les personnages reviennent sans cesse, parfois après de longues années.


Le fondement de l’œuvre, c’est aussi une philosophie, ou plutôt la conviction d’en avoir une, et qui soit si possible originale. Chez Proust, c’est bien entendu la mémoire involontaire. Pour Barthes – mais cela ne revient-il pas au même ? – ce serait une forme d’amour.



Ce sentiment qui doit animer l’œuvre est du côté de l’amour : quoi ? La bonté ? La générosité ? La charité ? Peut-être tout simplement parce que Rousseau lui a donné la dignité d’un « philosophème » : la pitié (ou la compassion). [...] La première [mission] serait de me permettre de dire ceux que j'aime (Sade, oui, Sade disait que le roman consiste à peindre ceux qu'on aime), et non pas de leur dire que je les aime (ce qui serait un projet proprement lyrique) ; j'espère du Roman une sorte de transcendance de l'égotisme, dans la mesure où dire ceux qu'on aime, c'est témoigner qu'ils n'ont pas vécu (et bien souffert) « pour rien » : dites, à travers l'écriture souveraine, la maladie de la mère de Proust, la mort du vieux prince Bolkonski, la douleur de sa fille Marie (personnes de la famille même de Tolstoï), la détresse de Madeleine Gide ne tombent pas dans le néant de l'Histoire.



Une fois ce beau livre refermé, on en voudrait presque au bon vieux Roland – fauché par une camionnette devant le Collège de France, où il allait justement vérifier la bonne installation d'un projecteur en vue de montrer les photos de Nadar à ses étudiants – d’avoir procrastiné à force de fantasme et de n’avoir su, comme Marcel, travailler pendant qu’il avait encore la « lumière », et faire de toutes ses Notations son propre Roman.

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le 3 déc. 2020

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