La quatrième de couverture n’annonce aucun synopsis précis du récit. De fait, on a pourtant affaire à une intrigue assez simple :

Sujata, à l’anniversaire de la mort de Brati, son fils, un activiste marxiste massacré par un groupe d’opposants, décide de visiter les deux seules personnes qui en gardent le souvenir : la mère Somu, un de ses amis, et Nandini, sa petite-amie.

Mais énoncer un synopsis aussi limpide constitue déjà une trahison du style de l’auteur, volontairement très opaque. Le bouquin tient sur une seul journée, et est découpée en quatre chapitres qui sont une tranche de journée : matin, après-midi, crépuscule, nuit ; sauf que la narration joue sur des temporalités multiples. Ainsi le roman s’ouvre sur le souvenir de la naissance de Brati, le benjamin de Sujata. Plus tard, on aura droit au récit de la nuit de sa mort, et entre les deux une tranche de vie de la temporalité « réelle » du récit, qui se déroule donc un an après la mort de Brati.

On est dans un genre de discours indirect libre permanent où l’on épouse, à mesure que le récit se déroule, la psyché d’une mère qui n’arrive pas à accepter la mort de son fils et vit avec sa présence au jour le jour. Ce qui se traduit par des choix de narration déstabilisants : on a parfois du mal à dire où et quand on se trouve, d’autant plus que pour relater certains événements passés (par exemple quand Sujata se remémore les événements en parlant à un autre personnage) l’auteur emploie un passé dans le passé (en français, du plus-que-parfait donc), alors qu’à d’autres, notamment quand Sujata est seule en introspection, on est face à du passé simple, le même que pour le reste du récit – cette remarque vaut pour la traduction française mais je crois savoir qu’en bengali on distingue bien des équivalents du passé simple et du plus-que-parfait. C’est simple, mais assez efficace pour nous plonger dans l’état d’engourdissement émotionnel du personnage, qui ne sait plus où elle en est ; et le lecteur d’assister à certains événements sans être certains de si ils ont lieu effectivement à cet instant où s’ils constituent un souvenir.

À mesure que l’on s’enfonce dans le récit on perd peu à peu pied avec la réalité. C’est ainsi que dans la dernière partie on se retrouve face à des pages entières de très courtes répliques échangées du tac au tac par plusieurs personnages. On perd facilement le fil en ne sachant plus lequel s’exprime, surtout quand un nouvel interlocuteur s’invite dans la conversation en étant annoncé quelques lignes après.

Le contrecoup de ce procédé c’est qu’à certains instants il empêche d’ancrer vraiment les situations et bloque un investissement émotionnel total. C’est le problème des procédés de ce genre ; en même temps qu’ils créent un effet, l’effet nous apparaît et nous rend visible les ficelles.

Peut-être un peu dommage également que l’aspect politique du roman soit sacrifié à une approche plus psychologique. La raison de la mort de Brati est centrale dans le roman ; pourtant elle constitue moins un objet en soi qu’un prétexte, et d’ailleurs il a fallu que je me renseigne suite à la lecture du roman sur les événements qui ont marqué le Bengale à cette période pour comprendre de quoi il retournait vraiment. Ce qui est un parti-pris bien conscient, mais peut-être dommageable parce qu’il rend le livre beaucoup moins impactant en fin de compte ; d’une certaine manière ce n’est pas totalement incohérent puisque la révolte de Sujata ne peut pas éclore d’une manière explicitement politique. Mais certains éléments de scénario m’ont paru placé artificiellement pour aggraver l’aspect bassement dramaturgique de la situation : le fait, par exemple, que le tueur de Brati soit lointainement lié à la famille et qu’il se manifeste dans le dernier acte.

Outre ces quelques réserves, le livre a de belles qualités pour lui : il est court mais dense. Beaucoup de choses y sont abordés, des sujets aux implications morales parfois obscures. La psychologie de Sujata est particulièrement passionnante, c’est un personnage complexe et très humain en ce qu’elle est profondément faillible. C’est une mère dont on nous annonce, très tôt dans le récit, qu’elle brise un tabou essentiel de la maternité : elle n’aime pas également ses enfants. Pire, elle n’en a aimé qu’un ! C’est une femme méprisé son mari, et qui le méprise en retour. Une femme soumise, mais qui ponctuellement parvient par une sorte de tranquillité imposante à s’imposer : quand elle refuse de quitter son travail par exemple.

Par ailleurs elle est issue d’une lignée noble, donc conservatrice : de fait, elle subit la volonté de sa mari dans la pure tradition patriarcale (sauf en de rares exceptions donc). Mais la mort de son fils agit comme un catalyseur de la crise interne qu’elle traverse – ce qu’accentue l’aspect politique de sa mort : quand son mari tente d’effacer l’existence du rejeton pour éviter d’attirer l’infamie sur cette famille respectable, privant Sujata de la possibilité d’un deuil, Sujata plonge peu à peu dans un refus de son mode de vie.

Pourtant le livre ne perd pas de vue toute perspective sociale : ainsi, elle parvient à se retrouver dans la douleur de la mère de Somu, un camarade de Brati mort la même nuit que lui, qui vit dans la misère. Mais un an s’est déjà écoulé depuis le drame, et à présent les différences de classe ressurgissent ; aussi elle sent qu’elles ne sont pas faites pour être amie.

Puis il y a cet épilogue, une très grande conclusion : quelques paragraphes durant lequel le récit semble se restructurer pour aboutir à une crise et prendre un caractère beaucoup plus évident, presque mystique ; et en même temps, cette limpidité de façade cache un mystère poétique très émouvant.

VizBas
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le 21 mars 2024

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