Ballard est dégoûté par le monde moderne: ce n'est pas pour rien que Baudrillard a dédié un chapitre de Simulacre et simulation à l'analyse de Crash. Et pourtant Jeanjean n'a pas tort quand il dit qu'il faut lire la trilogie dite du béton à rebours des intentions moralisatrices de son auteur.


Ballard est dégouté, certes, mais il est aussi profondément fasciné. C'est encore une fois Crash qui pousse le plus loin cette fascination. Crash est de toute façon, thématiquement et stylistiquement le plus abouti des trois livres. C'est parce qu'il fleurte à certains moments avec une jouissance purement nihiliste de ce qu'il décrit. C'est aussi pour ça que Crash le film est à mon sens, de peu mais quand même, un meilleur film que Crash le roman. Cronemberg renâcle moins à donner libre cours à sa fascination pour la sexualité hors-norme qu'il découvre dans l'architecture du monde moderne.


La trilogie du béton est déchirée entre ces deux extrêmes. Son penchant moralisateur me semble un peu forcé, un peu trop british dans son esprit. Il faudrait oser la lire comme Kubrick lisait Orange Mécanique, libérée de la désapprobation qui colorait l'écriture de Burgess. Ou comme le Meilleur des mondes, non pas une mise en garde, mais comme notre utopie actuelle (Huxley lui-même ne s'y est pas trompé et comprenait clairement que ce qu'il décrivait n'était rien d'autre que notre idéologie actuelle, notre idée du bonheur).


Pourtant Ballard semble repousser cette possibilité à toutes forces même si sa position reste ambigüe. Crash n'a pas d'issue. Le roman présente un monde qui englobe une somme de possibilités nouvelles, clos, fini, étouffant. Avec Concrete Island et surtout Highrise il revient à une idée somme toute plus classique: à son extrémité la modernité renoue avec la violence originaire, prémoderne pourrait-on dire, et s'autodétruit. Elle porte à leur degré d'impossibilité les contradictions et antagonismes du monde capitaliste moderne. Mais, et c'est un peu une vieille idée marxiste, maoïste même, c'est au moment du plus grand danger que se situe la plus grande opportunité, la seule peut-être. C'est quand le système arrive à sa limite, atteint la masse critique, pour ainsi dire, que se situe la possibilité d'une libération.


C'est aussi une idée assez baudrillardienne: ce n'est pas en sortant du système que l'on combat le système, c'est en sur-saturant le système qu'on le mène à l'autodestruction. Paradoxalement, le chemin de la libération est celui de l'hyper-aliénation. C'est pourquoi Ballard resserre toujours plus les espaces sur ses protagonistes: d'abord la banlieue d'un aéroport, puis un île au croisement de trois autoroutes et enfin, un appartement anonyme à un étage quelconque d'une tour de béton. Tous les protagonistes sont des prisonniers, mais plus se réduit leur geôle et plus la perspective de la liberté se fait jour. En voyant leur espace se réduire, les hommes voient ressurgir leurs instincts primordiaux de bêtes territoriales. Plus se fait aigüe la conscience de leur aliénation et plus elle les émancipe de ses chaines.


Est-ce qu'un retour à une supposée nature pré-moderne peut être une alternative crédible, voire même souhaitable? J'ai mon idée sur la question, mais cela semble être la seule voie que voit Ballard. C'est en tout cas une perspective assez noire: c'est seulement dans l'échec le plus complet qu'on peut apercevoir la moindre lueur d'espoir. Mais je crois surtout qu'elle est une fausse piste littéraire. Comme je l'ai dit, si Crash passe très près d'être glorieux, c'est par ce qu'il passe très près d'une simple mise en scène d'une jouissance excessive, d'un corps sans organes monstrueux et fascinant. C'est parce qu'il refuse de se donner corps et âme à ce niveau d'adhésion qu'il reste limité. C'est principalement marqué par le refus de sexualiser le sexe, qui est juste fonctionnel et mécaniste; j'y vois une option morale plutôt qu'un choix esthétique qui reviendrait à fondre sexe et machine (dans un tel monde le sexe ne peut être qu'une action sans âme et finalement sans sexualité). Encore une fois, je pense que le film ne commet pas cette erreur et améliore le livre. En allant chercher ailleurs, les deux autres livres s'éloignent encore cette exploration d'un monde nouveau.


Entre-temps reste le scintillement fascinant de ce monde de chrome, d'acier et béton et de sa nouvelle libido qui brille par intervalles dans la trilogie dite du béton. C'est là sa grande réussite. C'est pour cela qu'elle reste à ce jour une description poignante de notre situation.

Listening_Wind
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le 2 août 2016

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