Le tropisme des lisières, comme alternative poétique à l'aporie.


Dans la préface du Roi Pêcheur, Julien Gracq parle du « besoin lancinant qu'éprouve notre époque de remagnétiser la vie, d'y faire sourdre de nouveau, après le succès d'une longue entreprise de dessèchement, un lubrifiant indispensable pour les frottements multipliés d'une machinerie sociale que sa complexité menace à chaque instant de bloquer ». Ainsi, la société moderne, à l'image de cette machinerie sociale, semble parfois défaillir sous sa propre complexité - telle une locomotive gonflée à bloc, poussée autant que terrifiée par son propre poids, comme notre société par son expérience passée et sa connaissance de l'homme, et lancée à toute vitesse dans le monde que l'on sait désormais impitoyable. Au sein de cette machinerie, l'individu serait comme asphyxié : « tout dramaturge moderne et sérieux cède - consciemment ou non - au besoin obscur, autour de chacun de ses personnages, de raréfier l'air », écrit Julien Gracq dans la même préface. L'aporie chez Julien Gracq va en général se traduire par ce qu'il appelle « le dégrisement de la cohabitation », c'est-à-dire la mise en contact étroit de plusieurs paradigmes a priori inconciliables.


À la page 24 de La forme d'une ville, il écrit : « je suis resté, vaille que vaille, face à toutes les manifestations de foule l'enfant collé à la vitre du wagon » : c'est une manière poétique d'expérimenter et de présenter cette cohabitation de l'enfant avec le monde. Ainsi, la poésie est le lubrifiant d'une zone de contact telle cette vitre du tramway, d'une zone de frottement entre deux mondes : le monde actuel, et un monde intérieur, fatalement antérieur, un imaginaire qui se constitue sur les connaissances et les souvenirs portés par l'individu. Dans cette idée, Julien Gracq s'intéresse particulièrement à ce qui, suivant la nuance, se trouve être l'espace fermé de la frontière, qui tend à asphyxier en soumettant l'individu à deux paradigmes devenus inconciliables, ou celui davantage ouvert de la lisière. Il parle explicitement de tropisme des lisières dans La forme d'une ville, car, dit-il, ce concept revient dans plusieurs de ses livres.


Muriel Rosemberg, dans son essai Relation paysagère et paysage de lisières dans La Forme d’une ville de Julien Gracq, s'est intéressée au motif de la lisière chez Julien Gracq, en se focalisant sur son expression dans La Forme d'une ville. Elle y montre comme la ville de Nantes à agit de manière matricielle sur l'imaginaire de Julien Gracq, comme cette ville a suscité chez lui dès l'enfance une fascination exaltée pour les confins, les marges, les zones de discontinuité. Elle présente l'alternative poétique que représente la lisière à la discontinuité paysagère.


La notion d'aporie procède également de la notion d'impasse, de chemin sans issue, essentielle à comprendre l'alternative que propose la lisière.
Relativement à l'aporie, Christelle Defaye, dans sa thèse Julien Gracq, texte et sexe : lecture d’une aporie érotique, écrit : « A-poros, […], conformément à son étymologie, chemin sans issue et embarras. Or l’impasse déroutante mène contre toute attente à une érotique « autre » : tentative d’écrire une forme d’interdit, de transgression, de tension vers l’objet du désir. Sur le mode du négatif, du creux, de la béance, mais aussi du déplacement, Julien Gracq semble écrire l’impossibilité du désir autant que le désir de l’impossible […] du rapport à l’Autre. »
À la béance, à la discontinuité, à l'impossible que suggère l’impasse, la lisière est une alternative poétique : une issue en partie irrationnelle au chemin présenté sans issue, qui a le mérite de permettre de nouveau le désir, quand bien même ce serait « le désir de l'impossible ».


Le tropisme des lisières peut être étendu dans son sens géographique, pour illustrer par exemple l'inclination de Julien Gracq à hésiter entre la ville et la campagne ; mais s'étend aussi au concept d'entre-deux, qui correspond à une zone de flottement davantage philosophique. Cette zone de flottement rejoint l'idée d’aporie érotique de Christelle Defaye, en alternative à ce que Michel Murat appelle une « sécession des choses » [1] stricte. Cette sécession des choses tient selon lui chez Julien Gracq à ce que la subjectivité existe chez l’individu mais pas dans le monde : la subjectivité se construit dans un rapport au monde, « dans un rapport avec le lieu et l’heure, en dehors duquel à proprement parler elle n’existe pas ». L'érotisme de cette situation aporétique tient à ce que la subjectivité de l’individu trouve malgré tout sa place, a des moments privilégiés, illuminés, « le temps d'une bizarre illumination quiétiste », dans un genre d'entre deux indéfini et fugitif. La notion d'entre-deux est abordée par Michel Murat, dans son ouvrage critique L'enchanteur réticent, conjointement à l'idée d'une « subjectivité autre », celle du monde, potentiellement hostile et perverse, face à laquelle le poète Julien Gracq, comme ses personnages principaux, nourrit une fascination contemplative en écho à une certaine réserve : « une attente fascinée, comme en réponse à un défi muet de l'autre ».


Une notion par ailleurs non seulement géographique, philosophique, mais une notion aussi plus généralement triviale, auquel le terme de lisière renvoie davantage que le terme d'entre-deux, et facilement identifiable dans sa trivialité par ses nombreuses occurrences à travers les œuvres de Julien Gracq. Ainsi la notion de lisière tel que je la présente ici concerne non seulement les paysages, mais peut s'étendre aussi aux bâtiments, aux objets, à toutes formes de phénomènes (comme la vitre du tramway dont je parlais au début de cette critique) qui, suivant l'angle plus ou moins poétique que l'on adopte, peuvent inspirer autant le sentiment de discontinuité que celui de porosité.


[1] L'enchanteur réticent, José Corti, 2004

Vernon79
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le 26 juil. 2021

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