" L'Amitié qui est Amour - l'Amour qui est Amitié "

Dans ma patrie lointaine, on trouve une belle croyance
Que l’âme humaine fut par les dieux créée
Double ; et une fois formée, elle fut divisée,
Ainsi l’autre moitié devra rechercher sa moitié
Partout sur terre et sur mer, jusqu’à ce qu’une fois retrouvées,
Les moitiés séparées, longtemps, se mêlent, se confondent
En un seul être, enfin ! Sens-tu en toi ce demi-cœur ?
Douloureusement, il bat, divisé, dans ta poitrine,
Ô... viens !


Comment mieux exprimer l’amitié et l’amour, le manque et le bonheur, que par cet "appel de Jason" évoquant la fusion des âmes?
Sous la plume de l’auteur, qui aime tant à le citer, le poète autrichien Franz Grillparzer, nous livre ainsi sa propre vision, à l’instar de Platon évoquant le mythe des androgynes dans Le Banquet.


Jamais dans ce livre, toutefois, il ne sera fait mention, sinon avec le plus grand mépris, de ces hommes ambigus qui n’ont pas la masculinité requise, de ces "invertis" qui ne portent pas le masque en société : « Ah ces êtres ouvertement dépravés, nocifs, sans vigueur, grossiers, efféminés, pervers et déficients dans leur nature morale, jusque dans les tissus mêmes de leur corps.»


Et c’est justement ce qui frappe dans le roman de Prime-Stevenson, écrit en 1906, quelques années avant Maurice, de Forster : cet idéal de virilité que le narrateur se plaît à souligner, et qu’illustre avec superbe, Imre von N… le jeune et beau lieutenant austro-hongrois, en garnison à Budapest.



Ses exploits d’athlète étaient renommés dans son régiment, c’était un champion parmi les gymnastes, en saut et en natation. Je n’ai jamais vu d’autre homme-sinon un Magyar, un Italien ou un Arabe-marcher avec une pareille souplesse et dignité.
C’était un plaisir de voir Imre traverser la rue.
Quant à son visage, il exprimait l’une des expressions viriles les plus engageantes qu’il m’ait été donné de considérer : des traits certes délicats mais sans féminité aucune. Imre n’était pas un joli garçon , c’était un bel homme. »



Tout avait commencé à la terrasse d’un café, sur la place Elisabeth, hantée par le doux fantôme de Sissi, le plus beau café-jardin du centre ville de Budapest : il faisait chaud cet après-midi-là, quand le narrateur, élégant touriste anglais, prit place près du kiosque à musique où jouait la fanfare militaire.


S’installant à une table inoccupée, il salua, comme le voulait l’usage, son voisin le plus proche : un jeune officier blond sanglé dans l’uniforme bleu et fauve de son régiment, dont le regard noisette, vif, sans être vraiment chaleureux, lui laissa néanmoins la fugace impression d’une beauté physique et d’une prestance peu ordinaires.


La musique adoucit les mœurs, dit-on, elle rapproche aussi les êtres qui l’aiment : ce fut elle , qui fournit à Oswald le motif, sinon le prétexte de s’adresser au jeune homme à l’air hellène, qui cette fois le regarda de ses yeux virils et limpides, ajoutant à une expression presque amicale, le charme d’une voix aux inflexions musicales, « une voix lente et basse, et pourtant très distincte avec juste cette vibration voilée qui touche immédiatement le cœur -ce n’était qu’une simple sonorité- d’un interlocuteur un tant soit peu sensible aux timbres d’une voix. »


Une première rencontre fortuite où les banalités laissent bientôt place à un échange plus naturel d’idées personnelles, où la sympathie aidant, l’on en vient à parler de soi, de ses goûts et de sa propre vie.
Deux hommes bien différents mais issus l’un et l’autre d’une classe aisée, aristocrates de surcroît, vont se connaître, se cacher, se dévoiler, se révéler et se trouver enfin, tels qu’en eux-mêmes.


Oswald, Anglais trentenaire dont l’aisance financière lui permet de vagabonder au gré de ses envies, le second, Imre, Hongrois de vingt cinq ans, descendant d’une longue lignée de Magyars, militaire par tradition familiale, héros à la virilité sans faille, choisi à dessein par Prime-Stevenson pour battre en brèche le stéréotype jusqu’alors prédominant de l’inverti efféminé.


Roman de la recherche tendue et passionnée du bonheur, IMRE nous offre son intemporalité élégante et profonde quelque 110 ans plus tard, mais surtout une analyse psychologique fouillée des sentiments qui, à la fin du XIXème siècle, pouvaient rapprocher deux hommes "différents" obligés de porter le masque des conventions, au risque de se voir rejetés et exclus.



je pris conscience que j’avais toujours appartenu à cette fraternité secrète, à ce sous-sexe, ou super sexe. »



Roman de l’aveu aussi où les masques sociaux si prégnants vont finalement tomber, confrontés au vrai visage de " l’amitié qui est amour, de l’amour qui est amitié," faisant presque fi de la malédiction attachée à « cet émoi sexuel détesté » qui obsède Oswald, alors même que « le rêve est devenu réalité.»


IMRE semble être le premier roman américain homosexuel, doté d’un "happy end," on en oublie presque, d’ailleurs, le caractère de cette attirance pour ne plus voir que l’histoire d’amour, avec ses doutes, ses atermoiements, ses silences, et bien sûr ses « confessions » : hésitante pour Oswald qui a pris l’initiative, exaltée pour Imre, qui laisse enfin s’exprimer son affectivité à visage découvert et l’émotion, alors, est à son comble.



Viens mon ami, mon frère ! Il est temps de nous reposer. Ton coeur sur le mien, ton âme avec la mienne. Pour nous deux, oui, c’est enfin le repos. »


Créée

le 12 mars 2017

Critique lue 613 fois

42 j'aime

35 commentaires

Aurea

Écrit par

Critique lue 613 fois

42
35

Du même critique

Rashōmon
Aurea
8

Qu'est-ce que la vérité ?

L’Homme est incapable d’être honnête avec lui-même. Il est incapable de parler honnêtement de lui-même sans embellir le tableau." Vérité et réalité s'affrontent dans une oeuvre tout en clair...

le 30 oct. 2012

420 j'aime

145

Call Me by Your Name
Aurea
10

Parce que c'était lui...

Dans l'éclat de l'aurore lisse, De quels feux tu m'as enflammé, O mon printemps, mon bien-aimé, Avec mille et mille délices! Je sens affluer à mon cœur Cette sensation suprême de ton éternelle...

le 23 févr. 2018

369 j'aime

278

Virgin Suicides
Aurea
9

Le grand mal-être

J'avais beaucoup aimé Marie-Antoinette de Sofia Coppola, j'ai regardé sur Arte, Virgin Suicides, son premier film qui date de 1999, véritable réussite s'il en est. De superbes images pour illustrer...

le 30 sept. 2011

357 j'aime

112